L’école selon Liberté

Dans le dernier magazine Liberté, Eric Martin démontre que la tendance commerciale qu’a prise l’éducation d’aujourd’hui trouve déjà sa source dans le rapport Parent, datant des années 1960.
Photo: DPE/CC Dans le dernier magazine Liberté, Eric Martin démontre que la tendance commerciale qu’a prise l’éducation d’aujourd’hui trouve déjà sa source dans le rapport Parent, datant des années 1960.

On a beaucoup parlé, depuis le printemps étudiant de 2012, des coûts de l’éducation au Québec. Aux partisans de la gratuité scolaire, du primaire à l’université, se sont opposés les tenants de la « juste part » individuelle à fournir pour s’éduquer. Une grande question a cependant été négligée : l’éducation, d’accord, accessible à tous, bien sûr, mais pour quoi faire ? Les têtes d’affiche des carrés rouges, en déplorant la marchandisation de l’éducation, ont bien tenté d’entraîner le débat vers les finalités de la chose, mais elles ont rarement été relayées.

La revue Liberté, dans son numéro d’automne 2014, place justement cette grande question au coeur de la discussion. « Paradoxalement,écrit le philosophe Eric Martin, nous avons exigé à grands cris qu’on sorte les religieux de l’école, mais ce fut aussitôt pour ouvrir grandes les portes du temple aux marchands, adeptes de l’esprit entrepreneurial et de la “création d’emplois”, qui ignorent tout de l’éducation et la ramènent à la seule chose qui leur importe : l’économie et l’argent. »

Martin, un des plus solides penseurs québécois actuels de l’éducation, est aussi un des collaborateurs au collectif Libres d’apprendre. Plaidoyers pour la gratuité scolaire, dirigé par Gabriel Nadeau-Dubois. Dans cet ouvrage, le philosophe rappelle que les finalités de l’éducation sont de « transmettre la culture et [de] développer la faculté de juger des individus » afin de permettre à ces derniers de faire société.

Or, explique-t-il, la science moderne, fondée sur une connaissance mathématique et logique, et la révolution industrielle, obsédée par un développement technique déterminé par la logique du profit, ont eu pour effet de soumettre les individus, les sociétés et les institutions, dont l’école et l’université, aux impératifs du développement techno-économique.

« C’est ainsi, constate Martin, qu’une société en vient à dédier l’essentiel de ses efforts à produire du savoir qui permettra de produire des machines et de dynamiser la production de la valeur capitaliste, le dispositif combiné des machines et du marché se chargeant de produire le “sens” de la vie commune sans qu’il y ait besoin de réfléchir davantage sur le plan éthique ou politique. »

Dans un semblable « monde de moyens », dans lequel l’idéal de faire société a été remplacé par l’injonction de s’adapter au marché, les finalités humanistes de l’éducation sont disqualifiées et l’école, comme l’université, ne devient qu’un moyen pour produire des moyens, c’est-à-dire une main-d’oeuvre adaptée à l’empire technoscientifique et économique.

Humanisme éducatif

 

Pour renouer avec l’humanisme éducatif, un retour aux propositions du rapport Parent des années 1960 est-il souhaitable ? Dans Liberté, Eric Martin montre, au contraire, que l’éducation utilitaire et commercialisée d’aujourd’hui trouve déjà sa source dans ce document. Le célèbre rapport, note-t-il, parle souvent d’humanisme et insiste sur la transmission de la culture, mais il est aussi parcouru par une trame pragmatique et utilitaire, par l’injonction de s’adapter à la révolution scientifique et technique. À l’époque, d’ailleurs, le théologien André Naud, rappelle Martin, « fit paraître une critique du rapport dans laquelle il se demande s’il suffit de développer des aptitudes et des méthodes techniques pour réaliser l’homme ».

Le rapport Parent, continue Martin, croyait « pouvoir marier la préservation des valeurs humanistes, la défense de la culture et les exigences du progrès industriel ». Ce sont ces dernières, légitimes, qui se sont toutefois imposées au système scolaire, nous laissant, conclut tristement Martin, avec « une éducation sans idéal, où l’adaptation à “la réalité” a pris le pas sur les véritables finalités de l’enseignement, c’est-à-dire sur la formation de l’esprit, le développement de la pensée critique, la découverte du patrimoine culturel, intellectuel, artistique et scientifique de l’humanité ». On en voit une manifestation éclatante dans l’obsession actuelle de l’apprentissage de l’anglais et des nouvelles technologies, nécessaire, nous serine-t-on, « pour rester dans la course ».

Des chiffres

 

Dans Libres d’apprendre, Noam Chomsky dénonce « la croissance prodigieuse de la bureaucratie » dans le monde universitaire. Dans Liberté, le sociologue Jacques Tondreau explique que cette approche comptable parasite tout le système scolaire. « L’important, déclare-t-il, n’est pas de transmettre des connaissances aux élèves, mais de répondre à la commande de résultats chiffrés, permettant aux commissions scolaires, au ministère et au gouvernement de montrer qu’ils ont agi efficacement. » En se penchant sur le cas de l’Épreuve uniforme de français au collégial, David Clerson illustre que cet examen ne sert en rien l’enseignement de la littérature et n’est que prétexte à un exercice ministériel statistique illusoire.

Pouvons-nous au moins nous inspirer du miracle éducatif finlandais pour corriger les ratés de notre école, dans laquelle les enseignants, déplorent Michel Stringer et Jean Danis, ne sont pas toujours des gens de culture ? Pas vraiment, explique, toujours dans Liberté, Jean-Philippe Payette, qui vit et enseigne à Helsinki. Le système finlandais a d’évidentes qualités, reconnaît l’enseignant dans ce surprenant texte, mais formerait surtout « de très bons exécutants », très peu politisés et obnubilés par l’esprit de consensus.

La gratuité scolaire, nous disent ces publications, est possible et souhaitable, non seulement pour former des travailleurs compétents, mais d’abord des citoyens et des êtres humains.

Liberté

Numéro 305, automne Montréal, 2014, 80 pages

Libres d’apprendre Plaidoyers pour la gratuité scolaire

Sous la direction de Gabriel Nadeau-Dubois Écosociété Montréal, 2014, 200 pages



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