De truchement à trucmuche, et de l’importance du nombre

J’aime bien repenser à l’entrée en matière du cours de Rémy dans la scène d’ouverture du Déclin de l’empire américain : « Il y a trois choses importantes en histoire. Premièrement, le nombre. Deuxièmement, le nombre. Troisièmement, le nombre. » Cette loi fondamentale, poursuit le prof, permet de prédire que les Noirs sud-africains seront forcément libres un jour (on est en 1986), et aussi que leurs cousins afro-américains ne le seront jamais.
Appliqué au domaine de la traduction littéraire, ça donne à peu près ceci : l’éditeur de la version française du Pic de Jack Kerouac peut écrire « traduit de l’américain » sur la page titre, mais on ne verra jamais personne se vanter de publier en anglais un livre « traduit du québécois ». Que l’idiome local forme, aux yeux des linguistes, une langue distincte ou pas, créolisée un peu, beaucoup ou passionnément, je ne vais pas faire semblant d’être capable de trancher ce vieux débat. La linguistique moderne est à la remorque de l’usager, de la rue, tandis que loin devant cavale la langue littéraire, et c’est cette dernière qui m’intéresse. Je sais une chose : quand il essaie de se mettre à vivre aussi fort dans les pages d’un livre que sur un trottoir, le français québécois est aussi différent de celui, prétendument international, qu’on parle et écrit à Paris que la langue des écrivains étasuniens l’est de celle de Shakespeare. La différence, c’est 310 millions de locuteurs américains contre 50 millions pour l’ancien maître. Et en français, 8 millions contre 66 millions. Importance du nombre. Rémy avait raison…
Quand je qualifie le Québec de colonie de l’édition et de la traduction, je n’émets pas un jugement de valeur, c’est un simple constat. Quant à l’amusante manie qui consiste à relever les travers des traductions hexagonales, mettons qu’il pourrait s’agir d’une douce forme de revanche : pas plus que la France n’est du genre à se gêner pour se gausser bruyamment de la manière dont les petits-cousins prononcent le mot beurre (« vous voulez dire les Arabes ? »), je ne rate aucune occasion de lui faire observer que les loriots, à ne pas confondre avec les orioles, n’existent pas au pays d’Audubon, ou de m’écrouler de rire quand je rencontre un rotengle (gardon rouge) dans un étang du Texas.
Autre écueil bien connu : les sports. Tout lecteur le moindrement aguerri de l’Amérique sportive sait que dans un match de football américain disputé dans un roman traduit chez Albin Michel, Bourgois ou l’Olivier, il risque de courir longtemps avant de trouver la zone des buts… Marquer un essai (plutôt qu’un touché) dans l’en-but est tellement plus correct. Ce qu’il faut bien se rentrer dans la tête, c’est que même quand il confond football et rugby, le traducteur français a raison. Rappelez-vous : il est 66 millions, et moi, je ne suis que 8 millions. Ces passeurs de mots ne se comportent pas autrement que les naturalistes des premières expéditions qui nommèrent pinsons et fauvettes les passereaux indigènes qui leur rappelaient ces espèces de l’Ancien Monde. Au-delà de la dérangeante étrangeté, toute entreprise de traduction ne consiste-t-elle pas à ramener l’inconnu au connu ?
La situation, remarquez, tend à s’améliorer depuis quelques années, du moins en ce qui concerne les noms de bestioles et la taxinomie en général. Merci, Internet.
Jurons et sacres
Deux autres écueils, tant qu’à y être, me semblent devoir être mentionnés : le vouvoiement déplacé, et les jurons. Voici deux cowboys occupés à se faire réchauffer une platée de bines sur un feu de ramilles de mesquite en buvant un café à décaper un cactus, et vous ne devinerez jamais : ils se vouvoient… J’exagère à peine.
Quant aux jurons, je reconnais qu’ils représentent pour la traduction un pari presque impossible : pas évident d’exporter notre vaisselle d’église dans des w.c. anglo-saxons ou un bordel français, et vice-versa. Mais bon yeux de vindienne de taboire, est-ce une raison pour ne pas essayer ? Dans Et quelquefois j’ai comme une grande idée, la récente traduction du chef-d’oeuvre de Ken Kesey (Monsieur Toussaint Louverture, 2013), la verdeur langagière criante de réalisme du vieux Henry Stamper passée au tordeur du bon parler français est à mourir de comique involontaire.
Comment dit-on Gawdamn (Goddamn) en français ? « Crénom ! » Et goddammit ?« Crénom d’une pipe ! »Hell y devient — peut-être parce que le personnage est un bûcheron ? — « bon sang de bois ! ». Seigneur…
En comparaison, le sobre « maudit ! » que lâche à un moment donné un des personnages de Champion et Ooneemeetoo, la belle traduction du roman de Tomson Highway par Robert Dickson, a quelque chose de rafraîchissant.
Comment un petit éditeur de Sudbury, Prise de parole, a-t-il pu mettre la patte sur un tel chef-d’oeuvre (Kiss of the Fur Queen, 1998) au nez des grosses machines bien huilées d’outre-Atlantique ? Il doit y avoir là-dessous quelque histoire de tripeux que j’ignore. À cause du nombre, nous ne serons jamais une plaque tournante de la traduction. Ne reconduirons jamais cette position stratégique occupée jadis par le truchement, ce coureur des bois polyglotte mêlé aux nations du continent. Les traducteurs d’ici, subventions du Conseil des arts obligent, vont continuer de se limiter à traduire des auteurs canadiens. Un peu comme le sacro-saint mandat radio-canadien nous force à nous taper la météo de Saskatoon.
En attendant, tous les bons coups sont permis. Comme Daniel Poliquin traduisant le premier et le dernier roman de Kerouac. Les nouvelles de Thomas King (Une brève histoire des Indiens au Canada, Boréal, 2014), qui avec leur humour tordu et leur mélange de fantaisie et de fantastique assumés ne correspondent pas vraiment à la représentation parigote de l’indianité littéraire, sont aujourd’hui, chez Boréal, traduites par Lori Saint-Martin et Paul Gagné.
J’ouvre au hasard Pic, l’édition de 1987 traduite par Poliquin pour Québec-Amérique, et je lis ceci : « Là tu parles, ti-gars ! » Et plus loin : « M’as te dire une affaire… » Et je me retrouve, ici, là-bas, à l’étranger, dans ma langue natale.