La Résistance française est-elle un mythe?

Entre 1940 et 1944, les Français ont-ils majoritairement résisté à l’envahisseur allemand ou ont-ils lâchement collaboré avec lui, notamment dans la traque des Juifs ? Cet épisode de l’histoire française relève, selon les mots du journaliste Éric Conan et de l’historien Henry Rousso, d’« un passé qui ne passe pas ». On comprend pourquoi : c’est l’honneur de tout un peuple qui est en jeu. Aussi, depuis la libération de 1944, le débat est incessant.
Dans Le chagrin et le venin. Occupation. Résistance. Idées reçues, un brillant essai d’histoire qui tient du chef-d’oeuvre, l’historien français Pierre Laborie, spécialiste de cette période, se penche avec brio sur les multiples interprétations réservées, depuis la fin de la guerre, à ces événements. « L’objet, explique-t-il, est moins de s’attacher à la trame sommaire de [l’histoire de la Résistance] qu’aux commentaires qu’elle suscite. Moins de s’intéresser au récit qu’à la façon dont la mémoire s’en empare pour l’évoquer, en parler et l’interpréter. » Magistrale leçon de méthode historique, cet ouvrage, qui allie la plus grande rigueur et un profond sens de l’humanité, est essentiel.
Une masse amorphe
En 1971, Le chagrin et la pitié, un long documentaire du cinéaste Marcel Ophüls, crée une commotion en France. Composé essentiellement de témoignages et d’images d’archives, ce film veut montrer que la majorité des Français, sous l’Occupation, n’ont été ni des résistants ni des collaborateurs actifs, mais plutôt une masse amorphe, attentiste, voire opportuniste. En 1973, La France de Vichy (Seuil), un important ouvrage de l’historien américain Robert Paxton, va dans le même sens, en concluant que les Français, en général, se seraient alors comportés comme des « collaborateurs fonctionnels ».
Ce que disent ce film et ce livre, donc, c’est que l’idée d’une France majoritairement résistante est une fable, inventée par de Gaulle et ses alliés au moment de la Libération et entretenue depuis pour permettre à la France de retrouver l’honneur perdu en 1940.
Le message sera bien reçu. Au début des années 1970, c’est-à-dire tout juste après mai 1968, après la démission du général en 1969 et sa mort en 1970, le gaullisme est en recul et l’ère du soupçon, notamment par rapport aux interprétations du passé récent (Deuxième Guerre mondiale, guerre d’Algérie), en vogue. « L’idée de la vérité enfin affirmée contre une bonne conscience généralisée, fabriquée au prix d’arrangements », s’impose, explique Laborie.
Une nouvelle interprétation de la Résistance, que l’historien qualifie de « vulgate », s’installe alors dans les esprits. Elle se résume à ceci : les résistants ont été très minoritaires, les Français ont appuyé Pétain et son régime de collaboration avec l’ennemi, ils ont surtout fait preuve d’opportunisme, voire de lâcheté, avant de se rallier, tardivement, quand ils ont compris que le vent tournait, à l’idée de la France libre. La vulgate dit aussi que ces vérités ont été cachées aux Français, sommés d’adhérer à la version rose du « tous résistants ». La lucidité, aujourd’hui, exigerait qu’ils acceptent la version plus sombre des événements.
Le non-consentement
Or Laborie, qui reconnaît pleinement la nécessité de jeter un regard critique sur le passé, détruit cependant cette vulgate. Il montre d’abord que la thèse d’une unanimité d’après-guerre au sujet de la France majoritairement résistante est fausse. Dès la fin de la guerre, les mémoires sont déjà conflictuelles. Gaullistes et communistes se déchirent sur leurs responsabilités dans la lutte, alors que plusieurs ex-partisans de Pétain, notamment les écrivains « hussards » Roger Nimier, Antoine Blondin et Jacques Laurent, contestent non seulement l’importance de la Résistance, mais aussi sa pertinence. « Demain, la Résistance devra se justifier pour avoir résisté », s’écrie même le philosophe Vladimir Jankélévitch, en 1948, scandalisé par ces contestations.
Dans les pages les plus profondes de son livre, Laborie, qui nous invite à « ne pas traiter des choses telles que nous savons qu’elles furent, mais, pour les comprendre, [à] essayer de les regarder avec les yeux qui ont d’abord servi à les voir », montre que la France des années d’Occupation fut moins celle de la complicité passive, comme le prétend la vulgate, que celle du « non-consentement ».
La défaite, c’est vrai, a stupéfié les Français et les a laissés sans repères. Au début, ils ont pu croire que Pétain, en cessant le combat avec l’Allemagne, incarnait une sorte de moindre mal, en attendant mieux. À l’été 1942, toutefois, l’idée d’un Pétain collaborateur zélé des Allemands s’impose, et une majorité de Français, sans devenir des résistants actifs pour autant, lui retirent leur appui.
Laborie rappelle des mouvements de grève, des manifestations de femmes, des « chaînes de complicités modestes » avec les résistants et les opposants : aide aux prisonniers évadés, sauvetages d’enfants juifs, etc. Il y eut des silences, explique-t-il, qui n’exprimaient pas la lâcheté, mais des « résistances ordinaires et humbles ».
Appel à l’humilité de l’historien dont la mission est d’essayer de comprendre, et non de juger, une période trouble, caractérisée par « un rapport de force totalement disproportionné », ce grand livre d’histoire, magnifiquement écrit, rétablit, d’une certaine façon, l’honneur de la France, mais nous invite surtout à ne pas prendre un venin anachronique pour de la lucidité.