La carte et le territoire

Qu’est-ce qui te fait capoter avec la banlieue, pourquoi t’haïs ça à ce point-là ?

 

La question posée à moi-même me taraude depuis des semaines. Depuis que j’ai décidé d’écrire sur ce lieu qui me fascine autant qu’il m’exaspère.

 

À 15 ans, je répétais à qui voulait l’entendre que, si on ne fait pas attention, on devient un jour son pire cauchemar d’adolescence. Lequel se résumait pour moi à des symboles. La piscine, la maison de plain-pied, le chien, les deux autos dans l’entrée.

 

Mais essayez donc de faire comprendre ça à quelqu’un qui adore la banlieue, qui abhorre la ville, qui aime la vie en bungalowscope.

 

Un peu moins de dix ans après ma prophétie, je suivais donc ma blonde de l’époque jusque dans une maison de Saint-Louis-de-France, paroisse de Sainte-Foy près de Sillery. Ne manquaient que la piscine et le chien. Déjà, le sous-sol puait le cabot mouillé.

 

J’étais misérable. Mais surtout, je me  rendais compte que, pour le meilleur ou pour le pire, j’avais compris dès 15 ans qu’on finit très souvent par chercher un environnement familier quand vient le temps de s’émanciper.

 

« C’est simple, mais c’est beaucoup ce qui explique la popularité actuelle de la banlieue », me dit Andrée Fortin, professeure de sociologie à l’Université Laval, qui a fait de cet habitat son champ d’études.

 

Mais surtout pas parce qu’elle la déteste, précise-t-elle.

 

Elle est partie vivre dans le Vieux-Québec depuis longtemps, mais elle rêve encore que sa mère a conservé la maison de son enfance, à Sainte-Foy aussi, et qu’elle y retourne. « C’est un très beau rêve », dit-elle.

 

C’est aussi celui de la vaste majorité des familles qui reproduisent le modèle parental établi au tournant des années 1960 et s’installent en périphérie de la ville.

 

« À cette époque, 40 % des logements du centre-ville de Québec étaient jugés insalubres », expose Andrée Fortin pour expliquer l’exode initial. Les gens cherchaient simplement un endroit décent pour s’établir. Les générations qui ont naturellement reconduit l’idée qu’on ne peut pas élever des enfants sur le béton. « Sauf que, si on aménageait la ville comme il faut, par exemple, les ruelles pourraient être reverdies, les enfants disposeraient de lieux idéaux pour jouer », propose la prof à l’Université Laval.

 

Ce serait toujours mieux que ces rues sans arbres des nouvelles banlieues…

 

Et tandis que la ville se sécurise, redevient belle, propre, sûre, souhaitant améliorer son offre pour reconquérir les familles, cette banlieue qui rase tout pour repartir en neuf continue de s’étendre. C’est le sujet du dernier ouvrage auquel Andrée Fortin a contribué, avec Carole Després et Geneviève Vachon : La banlieue s’étale. Sans la dénigrer, ces chercheuses tentent d’imaginer une manière de rénover la première couronne de la ville de Québec pour qu’elle se densifie au lieu de continuer à se répandre partout à la campagne.

 

« Sauf que c’est loin d’être simple, avoue mon interlocutrice. La norme, par foyer, c’est désormais une voiture par personne de 18 ans et plus, et comme les services suivent cette tendance et nécessitent de conduire pour s’y rendre, on n’est pas près de régler la dépendance à l’auto. »

 

Il n’y a vraiment que le prix très élevé de l’essence qui pourra renverser la tendance, croit Andrée Fortin. Et d’ici là, avec le vieillissement de la population, il ne serait pas étonnant que des quartiers se vident. « Ça se voit déjà au Japon, en Allemagne, des secteurs qui se dépeuplent. »

 

Ça m’a fait penser à la fin du roman de Michel Houellebecq La carte et le territoire. Retiré du monde, le personnage central du roman filme des symboles de civilisation en décomposition, la végétation qui reprend ses droits. Il illustre ainsi « le caractère périssable et transitoire de toute entreprise humaine ».

 

C’est le déni de cette réalité qui m’ennuie. La banlieue comme une fuite en avant, la conviction qu’on ne peut pas vivre autrement. Mais au fond, ça n’a rien à voir avec le code postal. L’idée est aussi répandue en ville. La banlieue en est le symbole.

 

Je ne la déteste pas tant, au fond, que l’arrogance qu’elle incarne. Notre foi aveugle dans le développement à n’en plus finir. Le hoquet de cette civilisation qui refuse que son modèle soit périssable, transitoire.

 

Le problème, c’est pas la carte. C’est pas les deux autos, la piscine et le chien autant que la culture qui les enfante. Tout cet espace occupé par nos certitudes qui, elles, ne connaissent pas de frontières. Le problème, c’est pas la carte, c’est le territoire.

Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

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