La mort en direct

Faites-le. Ouvrez Extraordinaire, le neuvième roman de David Gilmour. Difficile, pour vous, de prime abord ? Parce que le nom de cet écrivain torontois est désormais associé au tollé qu’il a suscité l’automne dernier ?
Vrai. Il a déclaré dans une entrevue qu’en tant que professeur à l’Université de Toronto, cela ne l’intéresse pas d’enseigner les livres écrits par les femmes, sauf pour ce qui est de Virginia Woolf. « Ceux que j’enseigne, ce sont les mecs. Des mecs sérieusement hétérosexuels », affirmait-il. Pas d’écrivains canadiens dans le lot, ni de chinois non plus.
Difficile de ne pas lui en tenir rigueur ? Même s’il se défend bien d’être sexiste et raciste, plaidant plutôt pour sa liberté de choix en matière d’enseignement : « Lorsque j’ai pris ce poste, j’ai dit que je n’étudierais que des écrivains que j’aime vraiment. »
Difficile d’ouvrir un de ses livres comme si de rien n’était ? Impossible pourtant de nier que, parmi ses ouvrages précédents, L’école des films (Leméac, 2010) était un bijou d’écriture… Toujours cette question qui revient, à savoir si l’on peut, si l’on doit séparer la personne de l’écrivain, l’auteur de ses livres ?
Faites-le. Ouvrez Extraordinaire. D’abord, cette citation de Proust en exergue : « Car comme les morts n’existent plus qu’en nous, c’est nous-mêmes que nous frappons sans relâche quand nous nous obstinons à nous souvenir des coups que nous leur avons assénés. »
La mort, la culpabilité. Ce sera au coeur du roman. Au bout de quelques pages seulement, vous tombez sur ceci : « Est-ce que les morts nous pardonnent ? Je me le demande. Je l’espère. »
Puis, sans transition : « Mais j’ai l’impression qu’ils ne font rien du tout, comme une étincelle qui jaillit d’un feu de camp ; ils font pschuit et puis c’est tout. Ce qu’ils ressentaient pour toi à la toute dernière seconde reste figé, du moins dans tes pensées, pour l’éternité. Ou jusqu’à ce que tu fasses pschuit à ton tour. »
Au bout de quelques pages déjà, sans même vous en rendre compte, vous laissez tomber toute appréhension. Vous ne pensez plus à David Gilmour. Vous êtes dans le livre. Complètement. Vous êtes dans un dialogue entre le livre et vous : cette histoire vous retourne, vous renvoie à vous-même.
Vous êtes avec le narrateur. Avec le narrateur et sa demi-soeur paralysée, dont l’état physique dépérit, et qui lui a demandé de l’aider à mourir. Vous êtes nécessairement happé par toute cette question du suicide assisté. Que feriez-vous, vous, à la place du demi-frère ?
Il a les pilules nécessaires, il est là. Mais on n’aide pas sa demi-soeur à se tuer sans ressentir un malaise, sans être pris de vertige devant le point de non-retour. Comment, quand vont-ils en venir au moment fatidique exactement ? Quelle attitude adopter ?
Comment interpréter ses réactions à elle ? « […] Les yeux de Sally, des lacs d’encre dans un visage légèrement gonflé, m’observaient avec… quoi, je n’en suis pas sûr. C’était le regard de quelqu’un qui voyait quelque chose derrière ses yeux. Je n’arrivais pas à déterminer si c’était bon ou mauvais. »
Au bout de la nuit
Même si le récit des événements a lieu plusieurs années après les faits, c’est comme si ça se passait maintenant. En une nuit. Entre elle et lui. Huis clos dans un appartement torontois.
Il y a de l’alcool, beaucoup. De la musique. Et même de la danse. Il y a le téléphone qui sonne dans le vide. Il y a une pluie d’échanges, surtout. Les deux se connaissent si peu en réalité. Elle a 15 ans de plus que lui, ils n’ont pas partagé la même maison.
Après l’accident qui a coûté à Sally sa mobilité et fracassé sa vie, il passait la voir de temps en temps. Pas assez. « La vérité, c’est que j’étais si distrait par l’échec de ma propre vie, que j’avais l’impression de ne pas avoir le temps de me donner du mal, ne serait-ce que momentanément, pour quelqu’un d’autre. »
Il a des regrets, encore aujourd’hui. « Parce que je l’aimais, je l’aimais vraiment. Mais je tenais pour acquis qu’elle serait toujours là, cette ni-tout-à-fait-soeur, ni-tout-à-fait-mère, que je n’avais nul besoin de m’occuper de cette relation, d’en prendre soin comme d’un jardin. Et puis soudain, il était trop tard, de plusieurs années. Tout simplement. »
Ultime biographie
Cette nuit-là, Sally, 49 ans, raconte par à-coups sa vie : sa relation compliquée avec leur mère, son premier amour perdu, son mariage, son divorce, ses aspirations artistiques, ses fulgurances sexuelles, sa fille lumineuse qui s’est éloignée d’elle, son fils délinquant qui a perdu la vie… et bien sûr son accident. À quoi se résume une vie ? Qu’est-ce qu’on retient à la fin, au travers des chambardements, des drames, de ce qu’on a manqué, de ce dont on est fier d’avoir accompli et heureux d’avoir vécu, de ce pour quoi on s’en veut ?
Lui, il l’écoute, il commente, pose des questions. Il se livre aussi, par bribes. Les dialogues priment, ils coulent de source. Pas d’enflure, aucune affection dans l’écriture. Quelques banalités, des généralités. Mais même dans les moments les plus intenses on n’y échappe pas : une façon de chasser la tension ?
Extraordinaire va bien au-delà de la question cruciale, difficile, du suicide assisté. Une foule de questions restent en suspens. « Et Sally, où sera-t-elle ? Je veux dire, physiquement. Une autre chose extraordinaire à laquelle je n’avais pas pensé, me semblait-il. Parce qu’on ne s’évapore pas tout simplement dans l’air quand on meurt ; on va d’abord dans d’autres endroits, et ce n’est pas toujours plaisant. »
Puis, quand arrive le moment des pilules, elle qui demande : « Penses-tu qu’il y a une vie après la mort ? » Et lui qui répond par cette question : « S’il y en a une, me le feras-tu savoir ? »
Plusieurs foyers de réflexion dans ce roman d’une rare sensibilité, d’une grande justesse. Faites-le. Ouvrez Extraordinaire.
Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.