Peut-on être saint et bien portant?

Né malgré moi dans un coin de pays où les saints proclamés par l’Église catholique ont au moins une ville, un village ou un cul-de-sac qui rappelle leur passage sur la terre, je dois dire que le titre du dernier Eduardo Mendoza n’avait rien pour me titiller. Des vies de saints, il en pleuvait à cette lointaine époque où je craignais qu’on ne me refuse l’entrée dans un bar à cause de mon trop jeune âge.

 

Mais, voilà, l’an dernier, j’avais rendu compte d’un faux polar désopilant de ce romancier catalan, La grande embrouille (Seuil, 2013), un régal d’intelligence et de mauvais esprit. Ses Trois vies de saints ne pouvaient en rien ressembler aux hagiographies qu’on donnait aux élèves méritants de jadis ou aux plus contemporaines élucubrations d’auteurs de best-sellers en quête de revenus en même temps que de certificats de bonne conduite spirituelle.

 

Dans son prologue, Mendoza explique que « les récits qui composent ce livre parlent d’individus […] qui ne sont pas des saints ou, s’ils le sont, ils appartiennent à une […] catégorie que l’église ne reconnaît pas, voire condamne. Ce sont des saints dans la mesure où ils consacrent leur vie à une lutte de tous les instants entre l’humain et le divin ». Le royaume de notre écrivain, faut-il le dire, est l’humain. Il sait décrire des personnages et des situations. Son humour ne doit rien à l’ironie. Il aime de toute évidence la vie et ceux qui la peuplent.

 

Des trois nouvelles que l’on trouve dans ce livre, la plus longue, La baleine, illustre parfaitement ce qu’avance l’auteur. L’évêque sud-américain dont doit s’occuper bien malgré elle une famille de Barcelone est très certainement parti « d’une idée fausse, d’un trauma psychologique ».

 

Il y a beaucoup d’humour inquiétant dans le périple catalan de ce dignitaire religieux reçu d’abord en grande pompe puis petit à petit abandonné par le clergé même et par les gens qui l’ont accueilli. Dès les premiers jours, l’oncle Agustín ne traitait-il pas l’évêque d'« Indien de merde » ? Dans la suite des jours, le dignitaire ecclésiastique, qui n’a jamais abusé de son rang, se verra obligé à abandonner sa tenue vestimentaire, à se mêler aux membres de la famille, à vaquer à certains travaux domestiques, même à accompagner le père alcoolique dans ses tournées.

 

Le reste, la déchéance, suivie d’une résurrection probable, je ne la conterai pas ici. La baleine du titre fait référence à un cétacé exposé aux regards publics que l’évêque en pleine détresse morale vient contempler tous les jours et en qui il voit un envoyé de Dieu. « Des profondeurs de l’océan, Dieu a envoyé cet être ici, à Barcelone, et Il m’a envoyé moi aussi de ma terre, de Quahuicha […] par un long chemin semé d’embûches et d’humiliations, pour susciter finalement cette rencontre, ici dans la ville comtale, la ville infâme, la rencontre entre ce magnifique représentant de la force divine et ce pauvre représentant des voies impénétrables de Notre-Seigneur. »

 

Et l’évêque qui estimait il y a peu que « l’église est un ramassis de canailles » finira par rentrer dans son pays, non sans avoir commis des gestes que l’on n’associe pas d’habitude aux participants des congrès eucharistiques.

 

L’histoire nous est racontée par un jeune garçon, ébloui et inquiet tout à la fois par l’apparition de cet évêque dont la venue n’est pas tellement souhaitée. La famille hôte est de la très moyenne bourgeoisie, le nouvel arrivant d’un milieu pauvre, il est peu instruit. Du contact de ces deux réalités, et du contexte religieux plus que contrasté, émane ce récit inquiétant et merveilleux, drôle et triste aussi. Les deux autres nouvelles, La fin de Dubslav et Le malentendu, si elles se lisent avec grand intérêt, participent à d’autres univers. Elles seraient fort habiles. La baleine, c’est autre chose. Du grand art. De ces récits qu’on souhaiterait allongés et que l’on quitte à regret.

TROIS VIES DE SAINTS

Eduardo Mendoza Traduit de l’espagnol par François Maspero Seuil Paris, 2014, 208 pages

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