L’arme secrète des Alliés

Elle serait, disent des enthousiastes, l’une des grandes inventions du XXe siècle. Elle a certainement contribué à forger notre conception de l’économie et du rôle que l’État peut y jouer. Mais avant cela, elle a eu une importance capitale dans l’effort de guerre contre les forces de l’Axe.

Le Canada et les États-Unis ont dévoilé, ces deux derniers jours, leurs plus récentes mesures du produit intérieur brut (PIB). Cette statistique est tellement utilisée partout qu’on pourrait croire qu’elle découle naturellement de l’économie et sous-estimer son caractère complexe, abstrait et même arbitraire.

 

Le PIB n’a pas toujours existé. Il se révèle même une invention relativement récente qui remonte au début des années 40. Avant cela, chaque ministère et industrie avaient bien des statistiques sur le nombre de bateaux construits, de tonnes d’acier et de blé produites, ou d’employés dans tel ou tel secteur, mais on n’avait pas de chiffre unique censé faire la somme de l’économie tout entière.

 

On n’en a longtemps pas vu la nécessité jusqu’à ce que la croissance économique accélère avec la Révolution industrielle, mais surtout qu’éclate la crise des années 30, explique l’économiste Diane Coyle dans un récent petit livre intitulé GDP : A Brief But Affectionnate History. Lorsque survient la Grande Dépression, les gouvernements voient bien que la production recule dans plusieurs secteurs, que les magasins sont déserts et que le nombre de chômeurs augmente, mais on ne parvient pas à avoir de vision d’ensemble. Dévoilée en 1934, la première estimation du revenu national aux États-Unis produira un effet considérable. Elle révélera que l’économie a fondu de moitié de 1929 à 1932 et donnera les munitions nécessaires au président Roosevelt pour réclamer plus de moyens d’action auprès du Congrès.

 

Une machine de guerre

 

Le calcul de la taille de l’économie prendra une importance dramatique avec le déclenchement de la Deuxième Guerre mondiale. Alors qu’on célèbre, ces jours-ci, le 70e anniversaire du débarquement de Normandie, il est facile d’oublier à quel point cette guerre était aussi le choc entre deux machines de production. Pour les gouvernements, il était déterminant de savoir comment et jusqu’où ils pouvaient espérer pouvoir construire des chars d’assaut à la place des autos ou des porte-avions à la place des gratte-ciel sans être lâché par leurs économies.

 

La capacité totale de production des Alliés était heureusement le double de celle des forces de l’Axe, en 1942, et même presque le triple en 1944.

 

Fait à noter, le père, aux États-Unis, de la première mesure de ce qu’on allait appeler, à l’époque, le « produit national brut », Simon Kuznets, tentera en vain de convaincre ses patrons d’exclure du calcul tous les facteurs ne contribuant pas réellement, selon lui, à l’amélioration du bien-être de la population, tels que les dépenses militaires, la spéculation financière ou la publicité. Ce débat préfigurait des critiques qui allaient venir plus tard.

 

En plus d’être adaptée aux besoins de l’effort de guerre, la décision d’inclure dans le calcul du PIB l’ensemble des dépenses publiques allait marquer une rupture conceptuelle profonde avec cette idée qui prévalait depuis deux siècles selon laquelle l’économie était essentiellement le fait du secteur privé. Elle contribuait aussi à asseoir plus solidement cette idée que l’État peut exercer un certain contrôle de l’économie.

 

Le PIB continuera, après 1945, à être au coeur de la guerre, mais froide celle-là, l’Est et l’Ouest se livrant, entre autres, une course à la croissance économique visant à montrer la supériorité d’un modèle de développement sur l’autre.

 

Être de son temps

 

La mesure deviendra rapidement l’un des principaux critères d’évaluation pour tous les pays, quels qu’ils soient. Elle continuera de poser tout de sorte de problèmes méthodologiques, comme le fait de tenir compte ou pas de l’économie au noir.

 

On est porté à voir le PIB comme une sorte de montagne qui serait là et qu’il suffirait de mesurer le mieux possible, expliquait récemment Diane Coyle sur les ondes de la radio publique américaine. Mais il n’y a pas de montagne. Il y a une réalité complexe et mouvante dont nous choisissons de mesurer une partie d’une certaine façon.

 

Plusieurs experts ont peur de voir le PIB de plus en plus largué par l’évolution rapide de la réalité. Des corrections sont faites, de temps à autre, pour mieux tenir compte, par exemple, de la valeur économique des investissements des entreprises en recherche et développement ou en formation de la main-d’oeuvre qui étaient encore récemment considérés comme de vulgaires dépenses. Mais comment calculer la valeur économique de Google, de Wikipédia et d’eBay, alors que leurs services sont offerts gratuitement ?

 

D’autres déplorent le fait qu’on accorde tellement d’importance au PIB alors qu’il n’est pas — comme se tuent à le dire les statisticiens — un indicateur de bien-être. À l’heure où les grandes catastrophes qui menacent l’humanité ne sont plus le nazisme, mais les changements climatiques ou la montée des inégalités, ils voudraient que les populations et leurs gouvernements commencent par se donner, comme durant la guerre, tous les outils nécessaires pour bien prendre la mesure des problèmes et de leur évolution. Et qu’ils soient au coeur de leur action par la suite.

Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

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