Un million et demi d’esclaves près de chez vous
Le rapport dévoilé cette semaine par l’Organisation internationale du travail (OIT) a été présenté comme l’un des plus rigoureux jamais réalisés sur la question. Intitulé Profits et pauvreté : la dimension économique du travail forcé, il essaie non seulement d’évaluer le nombre d’hommes, de femmes et d’enfants toujours victimes, à notre époque, du fléau de l’esclavage et des autres formes apparentées de travail forcé, mais aussi d’estimer les profits que rapporte annuellement cette détestable pratique, de mieux en comprendre les causes socio-économiques profondes et de déduire de tout cela des moyens de lutte.
Selon l’agence des Nations unies, 21 millions de personnes dans le monde sont soumises à du travail forcé, font l’objet de trafic pour leur exploitation sexuelle ou vivent dans des conditions apparentées à l’esclavage. La majorité de ces personnes (55 %) sont des femmes, plus du quart sont des enfants. Une forte proportion se trouve dans les pays de l’Asie-Pacifique (56 %), suivis plus loin par l’Afrique (18 %) et l’Amérique latine et les Caraïbes (9 %). Dans les économies développées et l’Union européenne, le nombre s’élève tout de même à 1,5 million.
Ces évaluations sont différentes des chiffres auxquels parvient l’organisation australienne Walk Free Foundation dans son rapport annuel sur un indice de l’esclavage dans le monde. Selon cette autre estimation, le nombre d’esclaves dans le monde serait plutôt d’une trentaine de millions et serait fortement concentré dans une dizaine de pays en développement, dont les plus grands, comme l’Inde, la Chine, le Pakistan, le Nigeria et la Russie. Le problème serait aussi présent dans les pays développés, comme les États-Unis (63 000 esclaves estimés), le Japon (84 000), le Royaume-Uni (4600), l’Allemagne (11 000), la France (9000) et même le Canada (6200).
Une affaire de gros sous
Le problème serait à 90 % le fait d’entreprises privées et de particuliers, le travail forcé imposé par les gouvernements dans les prisons ou par les forces militaires ne touchant aujourd’hui que 2,2 millions de personnes dans le monde, rapporte l’OIT. Des 18,7 millions d’esclaves restants, environ le quart (4,5 millions) seraient victimes d’exploitation sexuelle et les autres (14,2 millions) seraient astreints au travail forcé principalement en agriculture, dans la construction, dans le travail ménager, dans le secteur manufacturier, dans les mines et dans les services publics.
L’utilisation de cette main-d’oeuvre peu ou pas rémunérée rapporte des milliards, estime l’OIT. Plus de 150 milliards par année pour être précis, soit l’équivalent de l’ensemble des bénéfices réalisés en 2013 par les huit plus grandes compagnies au monde, selon la revue Fortune, de Shell à Toyota, en passant par Wal-Mart et Sinopec. Établis en fonction de la valeur ajoutée par le travailleur forcé ou le salaire qu’il aurait normalement fallu lui verser, ces profits sont concentrés dans l’exploitation sexuelle (99 milliards, dont 26 milliards dans les pays riches), le travail forcé non domestique (43 milliards, contre 21 milliards) arrivant en deuxième, suivi, loin derrière, par le travail domestique (8 milliards, contre 200 000 $). Comme les niveaux de revenus sont plus élevés dans les pays riches, c’est aussi là que le profit annuel tiré de chaque victime est le plus élevé, à presque 35 000 $ en moyenne par année (80 000 $ pour une victime d’exploitation sexuelle), comparativement à 15 000 $ au Moyen-Orient et seulement 3900 $ en Afrique.
La faute à la pauvreté
L’opération se révèle donc une excellente affaire pour ceux qui profitent de cette main-d’oeuvre, note l’OIT, d’autant plus que les risques de se faire prendre sont plutôt faibles en dépit de son interdiction dans la plupart des pays. Toutefois, en plus de voler, de violenter et de traumatiser ses victimes, cette pratique inflige une concurrence déloyale aux employeurs respectueux des lois, entache la réputation de leurs industries et prive les gouvernements de revenus fiscaux.
La principale cause de ce fléau est la pauvreté extrême. Cette pauvreté qui force le chef de famille à s’endetter pour nourrir les siens lorsque survient un choc économique et qui le jette dans les bras de créanciers sans scrupule qui sauront comment le maintenir dans une servitude pour dette. La pauvreté qui vous empêche d’avoir le niveau d’éducation minimal nécessaire pour comprendre les termes d’un contrat abusif et connaître ses droits. La pauvreté qui pousse une jeune femme à vivre dans la clandestinité comme immigrante illégale, prête à tout pour ne pas être dénoncée et expulsée.
La solution, dit l’OIT, passe d’abord par de meilleures collectes de données puisque, trop souvent, tout ce qu’on ne mesure pas n’existe pas.
Elle passe aussi par des lois et des contrôles directs plus sévères, mais également par un renforcement des capacités de défense des travailleurs en soutenant, par exemple, leur syndicalisation.
Elle commande surtout une amélioration du filet social, de l’accès à l’éducation et de la lutte contre les discriminations afin d’aider, en cas de coup dur, les plus pauvres à mieux se prémunir contre ceux qui voudraient profiter de la situation. De meilleures règles d’immigration pourraient aussi prévenir certains abus.
« Les réponses contre le travail forcé exigent une compréhension de ses causes socio-économiques profondes », martèle l’OIT.
Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.