Faut-il revenir aux anciens?

Pierre-Luc Brisson croit que les cours d’histoire ou d’éthique, ou encore ceux de français, pourraient servir à faire découvrir les Homère et Sophocle aux jeunes.
Photo: Annik MH de Carufel - Le Devoir Pierre-Luc Brisson croit que les cours d’histoire ou d’éthique, ou encore ceux de français, pourraient servir à faire découvrir les Homère et Sophocle aux jeunes.

Je dois m’en confesser : l’Antiquité classique gréco-romaine n’est pas mon rayon. Je n’y connais, à vrai dire, pas grand-chose et je ne suis pas particulièrement attiré par cet univers. Il me faut dire, à ma défense, qu’on ne m’en a jamais parlé, même en sciences humaines au cégep ou en études littéraires à l’université. Le peu que je connais de ce monde ancien me vient de mes cours de philosophie au collégial — Socrate, Platon, Aristote — et de quelques lectures personnelles. Ma situation donne raison au jeune historien Pierre-Luc Brisson.« À bien des égards, déplore-t-il dans un essai sur la question, j’ai la triste conviction que nos écoles sont devenues de véritables cimetières pour les humanités. »

 

J’ai lu, évidemment, bien d’autres choses, et souvent de grands livres de littérature, de philosophie ou d’histoire, un peu Euripide et Sophocle, même, c’est vrai, dans un cours de dramaturgie à l’UQAM, mais jamais Homère, Virgile ou Cicéron dans le texte. Je ne suis vraiment pas, on l’aura compris, un enfant du collège classique. Me manque-t-il quelque chose ? De grands esprits me disent que oui, et j’ai assez lu pour leur donner raison.

 

Dans Parerga et Paralipomena (dont un extrait est repris dans la réédition de L’art d’avoir toujours raison, Librio, 2014), le brillant et cassant Arthur Schopenhauer plaide en ce sens. « Il n’y a pas de plus grand rafraîchissement pour l’esprit que la lecture des classiques anciens, écrit-il ; dès qu’on ouvre au hasard l’un d’entre eux, ne fût-ce que pour une demi-heure, on se sent aussitôt délassé, soulagé, épuré, élevé et fortifié ; il semble que l’on vient de se désaltérer à la source pure d’un rocher. »


Pour les enfants

 

Le philosophe allemand affirme cela, il est vrai, au milieu du XIXe siècle. Peut-on en dire autant aujourd’hui ? C’est ce que croit le philosophe français contemporain Luc Ferry. « Dans ce mixte de consommation frénétique et de désenchantement qui caractérise l’univers où nous sommes aujourd’hui plongés, note-t-il dans La sagesse des mythes (Plon, 2008), il est plus indispensable que jamais d’offrir à nos enfants — comme à nous-mêmes d’ailleurs : la mythologie se lit à tout âge — la chance de faire le détour par de grandes oeuvres classiques avant d’entrer dans le monde des adultes et de s’inscrire dans la vie de la cité. »

 

Or, constate Pierre-Luc Brisson dans Le cimetière des humanités, l’école québécoise, à l’instar de toutes les écoles occidentales, ne va pas dans ce sens. Les études classiques sont disparues du programme avec la fin des collèges du même nom. Brisson parle d’une « dérive culturelle ». L’école, explique-t-il, se faisait « jadis lieu d’élévation de l’esprit des futurs citoyens ». Elle est devenue, aujourd’hui, un « centre de formation professionnelle de main-d’oeuvre “qualifiée” ». Elle voulait former des citoyens vertueux ; elle ne dispense plus, ou presque, que des savoirs techniques. Oxford, de nos jours, promeut ses programmes en sciences humaines ou en philosophie en mettant en avant le fait qu’ils fournissent « une méthode de travail qui s’avère bénéfique pour les entreprises », se désole Brisson.

 

D’autres éléments, continue ce dernier, contribuent à la dérive : des enseignants pédagogues mais sans culture, des réformes scolaires qui mettent l’accent sur le développement du potentiel de chacun et non sur l’inscription dans un espace civique commun et l’absence d’un programme scolaire culturel unifié et national. « Et c’est bien là le danger qui nous guette ou qui nous afflige déjà, écrit Brisson : celui de former des générations de jeunes Québécois complètement coupés des racines historiques mêmes de la civilisation qu’ils ont pourtant, avec tant d’autres peuples, en partage… »

 

Le rôle de l’école

 

Brisson ne suggère pas de faire lire tous les grands auteurs classiques gréco-romains dans le texte. Il souhaite seulement qu’on leur fasse une place à l’école, notamment dans les cours d’histoire ou d’éthique. Les cours de français aussi pourraient être mis à contribution pour faire découvrir les Homère et Sophocle. Même les enfants sont aptes à recevoir les enseignements concernant « la force de l’idéal ou le devoir de résistance » contenus dans ces récits.

 

Luc Ferry, qui les a lus à ses enfants, dit la même chose, tout comme le philosophe québécois Daniel Tanguay. « La lecture d’un Homère ou d’un Virgile, écrit-il dans Argument (automne-hiver 2012), nous fait découvrir un monde merveilleux peuplé de héros et de dieux inconnus, où la nature se déploie dans toute sa beauté première et où le coeur et les passions humaines se révèlent dans leur nudité originelle. S’embarquer en compagnie d’Ulysse ou d’Énée sur de frêles esquifs est peut-être la dernière possibilité que nous ayons de faire un voyage authentique à la découverte de notre humanité inconnue. »

 

Dans un récent numéro de la revue Argument (hiver 2013-2014), l’enseignante de français au secondaire Lili-Marion Gauvin Fiset témoigne de son expérience. Elle enseigne avec succès l’Odyssée d’Homère à des élèves tout juste arrivés au secondaire, en mettant l’accent sur l’exploration des « sentiments impétueux, voire intempestifs » qui animent cette oeuvre et qui parlent profondément aux jeunes.

 

L’exercice ne va pas de soi, mais il est nécessaire, insiste Brisson. « Institution égalisatrice qui doit porter un programme politique et civilisateur », l’école démocratique doit « croire qu’il existe des savoirs qui élèvent l’esprit, qui libèrent la pensée des jeunes et que cet effort d’acquisition se fait pour le plus grand bien de l’ensemble de la collectivité ». L’école doit croire, ajouterai-je, que la vraie culture vaut mieux qu’Harry Potter.

 

Je ne pleure pas sur la disparition du cours classique, une formation que Brisson a tendance à idéaliser. Je conclus cependant, avec l’historien, les philosophes et l’enseignante cités, qu’une partie de sa culture, celle des racines de notre civilisation, doit retrouver une place dans une école québécoise enfin dotée d’un programme culturel de base nationalement unifié.

Le cimetière des humanités
Pierre-Luc Brisson
Poètes de brousse
Montréal, 2014, 108 pages

Le cimetière des humanités

Pierre-Luc Brisson Poètes de brousse Montréal, 2014, 108 pages

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