La valeur des mondes perdus

«Mais qui voudrait acheter ça ? » Le gars était la troisième personne en cinq minutes à faire tout haut la remarque devant la montagne de photos vendues 1 $ pièce chez Brooklyn Junk, une brocante de gogosses de Williamsburg.
Alors que je sortais de la pile la photo d’un shortcake aux fraises — une image aussi alléchante que les photos Twitter de Martha Stewart —, je me suis posé la même question. Mon chum en a rajouté quand je lui ai montré le shortcake et les autres fruits de ma cueillette. « Pis tu vas faire quoi avec ça ? »
Tout le monde marquait un point ici. Car ces photos à vendre n’avaient pas d’intérêt « historique » ; à ce que je sache, aucune page Wikipédia ne parlait de cette madame qui tient une roche, ni de cette grand-maman qui fait des tatas dans le stationnement d’un château, ni de cette famille américaine classique des fifties devant la maison familiale.
La table était pleine de souvenirs ordinaires comme ceux que nous rangeons dans nos vieux albums ou dans une boîte en métal bleue de biscuits au beurre Royal Dansk. Sauf que ces souvenirs n’intéressaient même plus les principaux intéressés.
Il n’y a décidément rien de sacré.
Pas un sacrilège
« Ce n’est pas un sacrilège de se débarrasser de ses photos, rassure le photographe Michel Campeau, qui m’appelle de l’autre côté de l’Atlantique. Les petits-enfants ne savent plus le nom de leurs aïeux et la photo perd sa signification quand on ne se retrouve plus dans l’image. Alors quand on n’est plus capable d’y voir une valeur artistique ou une autre valeur que le souvenir familial, on s’en désintéresse. Tu comprends ? »
Reste qu’il y a quelque chose de paradoxal à balancer aux ordures l’une des premières choses qu’on voudrait sauver du feu. De toute façon, il y a toujours quelqu’un pour les acheter, ces artefacts, et l’anthropologue de l’ordinaire est de ceux-là. Il fouille les brocantes, les encans, les antiquaires et s’entiche de photos anonymes que personne ne s’arrache.
« Pendant un séjour en France, en 2012, sans que je sache réellement pourquoi, j’ai acheté la photographie d’une fillette sautant à la corde. C’est l’objet le plus important que j’ai rapporté », écrit-il, en expliquant que cette image ravivait les souvenirs de sa fille et des photographies d’enfance de sa mère. La photo anonyme voyage avec, dans ses bagages, une histoire qui nous est inconnue. Et nous accorde le droit de s’attacher à elle lorsqu’on n’a pas d’image pour illustrer certains chapitres de notre propre vie.
Vendre des images
Les artistes et les historiens amateurs ont une affection particulière pour ces photos sorties de leur habitat naturel. Billy Mavreas est de ceux-là. Dans sa boutique-galerie Monastiraki, il vend des photos et d’autres trouvailles qui n’ont de valeur que dans les yeux de celui qui les regarde.
« La plupart des gens trouvent bizarre que l’on vende des photos privées, a-t-il remarqué. Mais on va tous mourir un jour et le stock précieux de notre maison va finir dans une brocante, alors autant se faire à l’idée. »
Des pickers le fournissent en photos et souvent, il ramasse lui-même des images abandonnées au bord du chemin. « J’ai vu des générations complètes jetées aux ordures. Je n’ai pas le choix, je dois les ramasser. » Il est devenu le gérant de ces familles à l’abandon.
Il conserve les photos à double-exposition pour sa collection personnelle : « Tu sais, quand l’image est accidentée parce que l’appareil a pris deux photos l’une par-dessus l’autre et que tu retrouves un bonhomme sur un ski-doo et une grand-maman dans le ciel ? » C’est son truc. Le reste est trié et vendu à la boutique. Sauf les albums.
Ceux-là, Billy ne les vend pas parce que marchander la vie des autres, c’est plus compliqué que de coller une étiquette de prix, la valeur commerciale et sentimentale de ces objets bousille toute logique marchande.
Et puisque ce gardien des mémoires refuse de briser la trame de l’histoire en vendant les images à l’unité, comme le font plusieurs revendeurs, les albums engraissent les « archives » de son petit monastère.
Billy Mavreas caresse l’idée d’en faire un projet artistique, une exposition, quelque chose en tout cas. « Ou je vais peut-être aussi me réveiller un matin et décider de vendre cette « fucking crap ». »
Si ce matin arrive, courez-y. Cette fucking crap est d’une richesse inouïe, et quand on sait s’y prendre, on découvre des trésors d’une étrange beauté, comme le montre l’éditeur néerlandais Erik Kessels avec sa série de livres In Almost Every Picture.
Un album qui a du chien
Dans cette collection espiègle et absurde, l’ancien directeur artistique fout le bordel dans les albums de famille et y déterre des histoires inattendues.
De la douzaine de livres de la série — sous laquelle Michel Campeau a publié sa collection de portraits inusités de clients qui allaitent au biberon un cochonnet au défunt restaurant montréalais Le Lutin qui bouffe —, In Almost Every Picture 9 : Black Dog est terriblement drôle : il dépeint l’admirable obstination d’une famille à photographier son chien noir dans des conditions photographiques pas très optimales.
Là où on devrait voir un chien sur le perron, couché sur le divan ou sur les genoux de sa maîtresse, il n’y a qu’une mystérieuse masse indistincte, un non-chien qui ressemble plus à une tache d’encre ou à un fantôme.
À la toute la fin, quand on croit que les efforts de cette famille ne porteront jamais fruits et qu’on abandonne l’idée de voir l’animal, une photo surexposée nous révèle enfin ses traits.
Voilà un album photo qui a du chien.
Au cours de leur vie, Erik Kessels, l’éditeur de la collection, estime que les gens produisent entre huit et neuf albums photo.
Chacun représente une étude obsessionnelle illustrant les mêmes événements : le premier amour, le mariage, le premier bébé, les enfants qui grandissent, les enfants qui partent, le couple qui se retrouve. « Dans ces albums, les gens capturaient le cycle de leur vie, remarque-t-il en entrevue au quotidien The Guardian, et une sorte de tristesse émane de ces images. »
Un échec semilustré
Avant de rencontrer Billy Mavreas dans sa boutique, la veille, je lui avais acheté la photo d’un crucifix mal cadrée et même pas au focus, le genre d’image qui aurait été la dernière à être choisie pour jouer dans l’équipe de ballon-chasseur.
Elle n’avait rien pour elle et je n’arrivais toujours pas à comprendre pourquoi, parmi toutes les photos qu’il reçoit, Billy ne l’avait tout simplement pas jetée. Ma question a semblé l’intimider.
« OK. Hum… Je vais être honnête avec toi. C’est moi, l’auteur de cette photo, et c’est le crucifix que j’ai au-dessus de mon lit depuis que je suis tout petit. Je suis artiste visuel, tu vois ? Je fais de la peinture, de la bédé et tout. Mais je ne sais pas comment prendre une photo. Je suis shit avec un appareil, admet-il, gêné, dans son attachant franglais. J’essaie de documenter ma vie. Mais ça ne marche pas. Là, j’ai décidé de m’en débarrasser. »
Ah ! Tu étais adolescent quand tu l’as prise. « Euh. Non. J’avais 30 ans. J’étais an adult. Full. Je… je ne sais pas comment prendre une photo. »
Au lieu de la jeter et de mettre une croix définitive sur ce douloureux constat d’échec semilustré, Mavreas l’a laissé vivre, peut-être pour lui permettre de continuer à raconter son histoire.
Mais peut-être aussi qu’il s’est réveillé un bon matin en se disant que le temps était venu de vendre cette fucking crap.
Les petits-enfants ne savent plus le nom de leurs aïeux. La photo perd sa signification quand on ne se retrouve plus dans l’image.