Nos yeux
Difficile de prendre les bonnes décisions quand on n’a pas le portrait le plus complet possible des enjeux et des choix qui se présentent à nous. C’est vrai dans toutes les sphères de la vie, y compris en économie.
Au dernier compte, une cinquantaine d’associations étudiantes de 22 pays se sont ralliées derrière un manifeste pour le renouvellement de l’enseignement de l’économie. Le message, auquel se sont jointes de nombreuses voix d’experts et de sympathisants, dont celles de la nouvelle coqueluche de la planète économique, Thomas Piketty, dénonce « l’étroitesse croissante des cursus » et leur déconnexion du monde réel. Il en appelle à un « changement de cap » en faveur d’une conception « pluraliste » de l’économie, c’est-à-dire qui soit ouverte, et même qui valorise la diversité des approches théoriques et des méthodes de recherche, de même que les mélanges avec d’autres disciplines scientifiques.
Cette sortie publique vient s’ajouter aux nombreuses critiques entendues contre les experts en économie depuis la Grande Récession qu’ils n’ont pas su voir venir. Elle amène de l’eau au moulin de ceux qui voudraient voir les sciences économiques se rappeler qu’elles appartiennent aux sciences sociales et sortir plus souvent du confort de ses formules mathématiques pour aller se frotter à la réalité du terrain qui s’avère parfois étonnante et toujours plus complexe que ses modèles le disent.
Les départements d’économie québécois ne se sentent apparemment pas concernés par ces reproches. Après tout, ont répondu certains, la plupart de ces voix qui défendent une autre vision de l’économie ont été formées dans les universités et y travaillent même, y compris Thomas Piketty.
L’auteur de l’improbable best-seller de 700 pages sur les inégalités de richesse depuis trois siècles est un cas intéressant, justement. Cela fait au moins dix ans que l’économiste français travaille et publie sur ces questions, mais ce n’est qu’aujourd’hui que la communauté des experts en économie semble le remarquer. Cela tient, bien sûr, notamment à l’originalité de la thèse qu’il présente cette fois-ci, mais aussi à un soudain intérêt de ses confrères pour la question de la croissance des inégalités.
À en croire les experts du Fonds monétaire international, de la Banque mondiale et autre Forum économique de Davos, l’élargissement du fossé entre riches et pauvres serait en cours depuis au moins les trois dernières décennies et constituera l’une des principales menaces à la stabilité et à la prospérité de nos économies pour des années à venir. Or, cette gigantesque flotte de porte-avions ennemis ancrée dans nos ports ne se trouvait nulle part sur les radars de la majorité de nos experts en économie, il y a trois années à peine.
Les mêmes critiques ont été faites quant aux causes du récent effondrement de l’industrie financière, ou encore à la prise en compte des impacts économiques des changements climatiques.
Mea culpa
Si nos départements d’économie ne voient pas pourquoi ils changeraient, d’autres jurent, eux, qu’on ne les y reprendra plus.
« De manière générale, les décideurs politiques et les économistes n’ont pas saisi l’importance des tensions structurelles et financières qui se formaient dans nombre de pays »,observait cette semaine un rapport de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) visant à tirer les leçons de la Grande Récession. « Les modèles économiques et les méthodes analytiques ayant cours ont souvent favorisé une approche compartimentée […] et méconnu les mécanismes à l’origine des déséquilibres, empêchant de saisir pleinement la complexité de l’économie mondiale,poursuivait-on. L’attention portée à la croissance a, de fait, souvent eu pour effet de reléguer au second plan d’autres objectifs de l’action publique, si bien que la croissance était considérée comme une fin en soi et non comme un moyen d’améliorer le bien-être de la population. »
Ce genre d’exercice d’autoflagellation et de promesses de s’amender s’est multiplié, ces dernières années, de la part des grands experts chargés d’éclairer nos décideurs.
Il est à espérer seulement que ce ne soient pas des promesses d’ivrognes et qu’aussitôt passée la colère populaire d’après-Grande Récession et que reviendront les beaux jours dans les économies industrialisées, nos experts retournent à leur petit monde bien ordonné et délimité, mais myope.
On ne peut évidemment pas s’attendre à ce que les économistes ne se trompent jamais dans leurs analyses et encore moins qu’ils sachent prédire l’avenir. On l’a déjà dit, leur domaine d’étude est l’interaction des humains en société et des sociétés entre elles, pas des atomes dans une molécule.
On doit se rappeler aussi que devant cette réalité d’une complexité extrême et changeante, il existe plusieurs théories explicatives qui ne peuvent pas toujours être réconciliées, et qui, si elles n’ont pas toujours la même valeur, peuvent chacune leur tour avoir raison. Il ne faudrait pas oublier non plus que les économistes ne sont pas les seuls experts à pouvoir nous apprendre des choses sur la réalité économique.
Les populations et leurs gouvernements devraient toujours garder cela en tête, mais les économistes aussi. C’est important parce qu’ils comptent parmi les meilleurs yeux que l’on ait pour arriver à comprendre notre réalité en la matière et nous aider à faire les bons choix qui se présentent à nous.