La fin et le commencement

«Ma vie continuera celle de grand-père. Tout commence. » Ce sont les dernières phrases de l’épilogue. Elles nous renvoient à la dédicace qui apparaît en marge, au commencement de Chez la reine : « À grand-père, parce que c’est assez de mourir une fois. »
Le grand-père, son agonie, sa mort apparaissent comme le point focal du premier roman d’Alexandre Mc Cabe, né à Sainte-Béatrix en 1981, lauréat du Prix du récit Radio-Canada en 2012. Chez la reine se lit en fait comme le prolongement du texte primé.
En puisant dans ses souvenirs, le narrateur tente de faire revivre son grand-père Jérémie par des morceaux choisis qui honorent sa mémoire. Il réfléchit par conséquent au legs que lui a transmis son aïeul, un bâtisseur, autrefois homme de chantier, homme de conviction aussi, nationaliste jusqu’au bout des doigts.
Roman des racines et de la transmission, Chez la Reine. À travers son grand-père qui refusait sa mort et se préoccupait de la survie de son peuple, c’est lui-même que le petit-fils observe, un pied dans le passé, l’autre dans le présent, l’oeil tourné vers l’avenir. Lui-même, et son peuple en devenir.
Deux citations à méditer sont placées en exergue. La première est de Pierre Vadeboncoeur : « L’homme est en contradiction avec la fatalité. C’est une ambition impossible, mais il l’oppose aux réalités sans défaillir. Mortel, il se réclame obstinément de la vie, dans une partie perdue d’avance. » C’est suivi d’une phrase de Gaston Miron : « J’écris en mémoire du futur. »
Mort, transmission, avenir. Du point de vue personnel et collectif. Existentiel et politique. C’est l’axe sous-jacent de ce roman qui se démarque non seulement par sa vivacité d’esprit, mais par sa sensibilité. Par l’élégance de son style aussi, ses phrases qui voltigent.
Les dialogues, directs, hauts en couleur, très courts la plupart du temps et farcis de syllabes élidées, contrastent avec le récit comme tel. On entend les personnages parler, on cible leur personnalité, on croit même déceler leur accent.
Puis, au détour, dans ce récit baigné de nostalgie, on peut tomber sur des phrases comme celle-ci, à consonance légèrement proustienne : « Longtemps, quand il m’arrivait de sonder mes souvenirs comme un conservateur indolent qui ne saurait reconnaître la richesse de ses collections, j’avais oublié de considérer cette faune et cette flore qui couvraient la quasi-totalité des tableaux de ma mémoire. »
La madeleine
Chez la Reine : le titre renvoie à la maison d’une tante, à Sainte-Béatrix, maison jouxtant le commerce qu’elle possède avec son mari : Le Roi du tapis. L’oncle est le « King » et la tante est la « Reine » de ce petit royaume qui domine le village.
C’est dans cette maison que se réfugiait autrefois la famille élargie du narrateur, incluant le grand-père Jérémie, pour prendre quotidiennement des nouvelles, boire un café, jaser, bidouiller, partager les corvées. Et célébrer Noël.
Cette maison, toujours ouverte, où l’alter ego de l’auteur a vécu tant de jours heureux et à laquelle il est profondément attaché, le replonge nécessairement dans ses souvenirs. C’est sa madeleine à lui.
C’est là qu’il aboutit, seul, après avoir veillé en famille son grand-père condamné à mourir à l’hôpital. La tante intime à son neveu d’aller s’y reposer. Dès qu’il s’en approche, c’est tout un pan de son histoire personnelle, familiale, qui remonte à la surface.
Sa première nuit d’amour avec la belle Hélène, quatre ans auparavant, le 25 juin 1999, précisément. Suivie, dans la journée même, par la mauvaise nouvelle qui tombe : grand-père est atteint de leucémie, il ne lui reste que quelques années à vivre.
Les derniers instants passés avec le grand-père dans cette maison, leurs dernières discussions. Les préparatifs, les odeurs, la bouffe, les cadeaux, le sapin des Noël d’antan. Et le dernier Noël de Jérémie.
Ainsi : « Le dernier Noël chez la Reine avait sonné définitivement le glas de la magie de mon enfance et m’avait jeté dans le désenchantement de la vie adulte. La mort de grand-père, qui surviendrait plus tard cette même année, allait enfoncer le clou. »
À rebours, les personnes qui ont compté dans la vie du grand-père reviennent jouer quelques scènes appartenant au passé. L’une d’elles, un enseignant à la retraite amoureux de la poésie et empreint de délicatesse appelé Victor Proteau, a fait figure de mentor pour le narrateur qui, plus tard, s’est dirigé vers des études de lettres, a produit un mémoire sur Albert Camus et est devenu professeur… tout comme Alexandre Mc Cabe.
Ce qui est dit de Victor Proteau : « Concentré sur les êtres plutôt que sur leur statut, il jaugeait les femmes et les hommes à la qualité de leur intelligence et de leur coeur. Il était exceptionnel à force d’humilité. Il n’avait pas cette grandeur qui écrase, mais plutôt celle, inverse, qui appelle la grandeur insoupçonnée des autres. Toutes ces qualités m’avaient convaincu de l’élire comme modèle. »
Toutes ces qualités prêtées à Victor Proteau pourraient bien s’appliquer en fait au livre que l’on tient entre les mains. Les personnages y sont décrits avec respect, affection. Jamais ils ne sont traités de haut. Jamais ils ne sont jugés, malgré leur travers.
En avant marche
Plus on avance dans le roman, plus l’aspect politique prend de l’importance. Mais encore là, c’est le plus souvent par le bais du grand-père que ça passe. Par le biais de ses réactions, de ses discussions, désillusions.
Un exemple : octobre 1995, soir de référendum, chez la Reine. Le narrateur, 14 ans, observe son grand-père pester contre l’apparition de Jean Chrétien à la télé. Quand la cousine Sophie, qui s’apprête à aller voter pour la première fois de sa vie, fait son apparition en mentionnant qu’elle ne sait pas encore de quel « bord » trancher, Jérémie lui lance : « Si tu vas là pour voter “non”, t’es aussi ben de rester icitte. »
Aucune autorité ni machisme dans cette phrase. « Mon grand-père, qui se berçait, le regard absent rivé au sol, s’était arrêté, avait relevé doucement la tête et avait prononcé ces mots avec une tendresse contenue dans la voix. Il s’était ensuite raclé la gorge, comme si ces paroles lui avaient demandé un effort. »
Pour le narrateur, c’est un moment clé : « Je crois que mon grand-père voyait dans cette journée une ultime occasion de déjouer le sort, de dépasser enfin sa condition et de donner un sens à l’austérité de sa vie. Il n’imposait rien à sa petite-fille, il l’exhortait à mettre fin à son exil et à celui dont elle avait hérité. Cet appel était le plus inestimable legs qu’il allait me laisser. »
Ce qui nous ramène aux dernières phrases de l’épilogue : « Ma vie continuera celle de grand-père. Tout commence. »
Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.