La pointe de la discorde

À l’occasion de notre plus récente contribution à l’avancement des connaissances dans un contexte de déclin de la civilisation générale, nous entretînmes une profonde réflexion sur le bruit en faisant ressortir qu’une masse relativement compacte d’individus, à commencer par Bernie Ecclestone soi-même en personne, considèrent que les nouveaux moteurs hybrides utilisés en Formule 1 ne font pas assez de ramdam, ce qui donnerait à penser que nous n’aurons plus jamais droit à de vraies courses de chars musclées pendant lesquelles l’amateur a autre chose à faire que de s’écouter le cœur battre à tout rompre pendant qu’un bolide négocie l’épingle d’une chicane. C’est très grave : imaginons que dans un album de Michel Vaillant, les VROOAAAAR soient remplacés par des vrooaaaar. Le monde ne serait plus le même, beaucoup moins intense en toutes circonstances.

Nous évoquâmes ensuite, sans aller plus loin, le rôle sonore de la pizza et la sérieuse controverse qui peut en découler, laissant le lecteur en face d’un insoutenable suspense. Voici donc de quoi il en retourne.

Depuis des années, les Raptors de Toronto de la NBA ont une promotion en vertu de laquelle une pointe fromage ou pepperoni est offerte gratuitement à tous les détenteurs de billets dans les restaurants de la chaîne Pizza Pizza le lendemain de matchs à domicile où l’équipe marque 100 points ou plus. Jusque-là, rien à redire, à moins d’être contre tout.

Mais vous connaissez un peu l’humain, cette créature qui résiste fréquemment à l’analyse : il affectionne déraisonnablement les affaires gratis. Donnez-lui n’importe quoi, si ça ne coûte rien, il nagera dans la félicité tel un Pieter van den Hoogenband fendant l’écume au 100 mètres style libre. Le bipède, disons-le, montre une tendance assez soutenue à être près de ses sesterces.

Considérons donc l’alléchante perspective de ne pas avoir à se soulager de deux gros dollars pour une succulente pointe de pizza, et ne tardons nullement à conclure que pour certains spectateurs, le rendement des Raptors passe au second rang derrière la nécessité de marquer 100 points, peu importe le score. Ainsi entendait-on des « Pizza ! Pizza ! » lorsque le club s’approchait de l’objectif, et ainsi l’entraîneur du Magic d’Orlando, Stan Van Gundy, avait-il fait étalage de sa perplexité il y a deux ans. N’étant pas au courant de la promotion, Van Gundy s’était demandé pourquoi la foule avait accordé une ovation à ses favoris lorsque les Raptors avaient marqué dans les derniers instants d’un match que le Magic avait largement remporté au compte de 117-101.

Cette année, la formule a changé. Pour que les fans aient droit à la pointe de toutes les appétences, il faut que Toronto inscrive 100 points ou plus, mais aussi qu’il gagne le match. Cela fait au moins en sorte qu’on n’applaudit plus des défaites, mais il y a un autre effet pervers : lorsque les Raptors comptent près de 100 points et disposent d’une avance sûre en fin de rencontre et qu’ils écoulent le temps au lieu de marquer comme ils doivent le faire, ils sont conspués. On n’applaudit plus la défaite, mais on hue la victoire. 14 mars : gain de 99-86 ; 7 mars : gain de 99-87 ; 21 février : gain de 98-91. Les derniers temps ont régulièrement mis à l’épreuve l’amateur de pizza gratuite.

Certains s’indignent d’un tel comportement, qui serait le fait d’une « minorité bruyante » mais qui ferait passer l’ensemble des partisans torontois pour des malappris. Ainsi une pétition a-t-elle été lancée et un compte Twitter ouvert pour exiger qu’on mette fin à la promotion ou qu’on la modifie. La pétition en ligne « Stop the Pizza » mentionne : « Les Raptors de Toronto sont l’équipe du Canada. Ils méritent le respect et l’admiration lorsqu’ils gagnent des matchs, peu importe le nombre de points qu’ils marquent. Huer une équipe gagnante sur son propre court est inacceptable. »

Avant les matchs de mercredi, les Raptors occupaient la tête de la division Atlantique de la NBA, mais ils sont à même de constater qu’y en aura pas de facile. Ventre affamé n’a point d’oreilles, mais est parfaitement capable de se faire entendre.

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