L’estomac
On monte dix-sept marches pour arriver à la Cour municipale de Montréal. Après avoir franchi des portes en bois massif, on se retrouve dans ce grand estomac de la Justice.
Les corridors sont remplis de procureurs, de leurs clients, de témoins. Des policiers en uniforme attendent aussi leur tour d’être entendus. À l’étage, j’en compte plus de trente ce matin-là. Et il y en a d’autres habillés en civil, mais qu’une allure raide permet de distinguer.
Dans une suite de petites salles d’audience où siègent des bustes de juge installés derrière des bureaux de fonction, il est question de troubles sur la voie publique, de conduite en état d’ébriété, de petits larcins, de voies de fait, de contraventions non payées.
Tout se digère lentement ici. Entre deux affaires, on entend les procureurs discuter de tout et de rien. « J’aurais vraiment voulu aller à Sotchi, mais j’avais pas le temps », dit une avocate à son confrère. « Moi, je vais aller à la Coupe du monde au Brésil avec mon père. Ma mère a des amis là-bas. On pensait pouvoir profiter de leur appartement, mais ce sera pas si simple. » Oh, rien n’est simple dans la vie. Enfin, ça dépend pour qui.
On papote beaucoup dans le ventre de la justice. Entre deux affaires, des anges passent, des caravanes d’anges. Personne ne semble pourtant perdre son temps. La justice digère ses affaires à son rythme. C’est tout.
Ce matin, Rabha X. pleure cachée derrière ses grosses lunettes et enveloppée dans un manteau matelassé qui semble peser une tonne. Âgée de 67 ans, elle n’a aucun antécédent judiciaire. Sans emploi, elle préside le comité de gestion de son HLM. Elle offre aussi ses heures comme bénévole auprès des enfants.
Dans un supermarché situé près de son modeste appartement, elle a dérobé deux bouteilles d’huile d’olive. Elle a été prise sur le fait. Une plainte a été déposée contre elle. La voici aujourd’hui devant un procureur qui réclame son emprisonnement.
« Je suis désolée », dit-elle. Pour se faire entendre à la barre, elle est accompagnée d’un pot de médicaments qui ne la quitte pas. Derrière, au milieu de la salle d’audience, Rabha X. a laissé sur son banc un sac de pharmacie. D’où je me trouve, j’y distingue plusieurs petites bouteilles de médicaments.
Le juge Stéphane Brière finit par imposer une peine clémente, sans les frais habituels. Rabha X. ne devra tout simplement plus se présenter à l’épicerie près de chez elle et devra se soumettre à une période de probation. Tous ces épiciers qui amassent généreusement pour Noël des denrées au profit des démunis pourront continuer de dormir en paix.
« Vous êtes satisfaite ? », demande doucement l’avocat de Mme X. Ses yeux brillent à travers leurs larmes et me fixent. « Vous êtes de la télévision ? » Non, juste du Devoir. « Ah, je veux pas la télévision ! Ma fille ne sait pas ce que j’ai fait. Je dois demeurer un exemple pour ma fille. Ma fille veut être psychologue pour enfants. » Les larmes coulent sur la peau de son visage tavelé. Son avocat repose sa question : « Vous êtes satisfaite ? » Silence.
Dans une autre salle, on s’occupe du cas de Jean-Claude O., 36 ans, un Noir vêtu d’un manteau gris qui s’ouvre grand sur une chemise rouge. Costaud mais court sur pattes. À la jambe gauche, il porte une orthèse qui enserre sa cuisse et la fait paraître minuscule.
Les voisins de Jean-Claude O. se plaignent de ses fêtes nocturnes qui vont toucher au petit jour. Au moins vingt-cinq en quelques mois seulement. Cinq voisins se sont déplacés pour témoigner contre lui. Une voisine, Marie-Claude, raconte qu’une trentaine d’amis de M. O. se trouvaient régulièrement devant son domicile. Ils boivent de la bière, fument, crient après les enfants. La musique est permanente, très forte, assourdissante. « Au début, je croyais que la raison et le civisme allaient triompher. Je lui demandais de ne pas fumer au moins de joints à côté de mes enfants. » Mais tout n’est pas qu’ordre et beauté, luxe, calme et volupté.
Francesca, une autre voisine, dit qu’elle ne s’entend plus chez elle même lorsque toutes ses fenêtres sont fermées. Le 26 juin 2011 par exemple, une fête débute vers 10 h 30 le matin chez Jean-Claude O. Douze heures plus tard, la police intervient. Mais les excès se poursuivent quand même.
La levée temporaire de la séance permet à Jean-Claude O. de discuter en tête à tête avec Me Heang, son avocat. À son retour dans la salle d’audience, l’accusé replace dans sa poche de manteau ses écouteurs et son lecteur de musique, puis plaide coupable par la voix de son avocat qui précise ceci : « Jean-Claude O. est sans emploi. Il touche de l’assurance sociale. Il est père de sept enfants. »
D’un air grave, la juge Manon Bourbonnais demande : « Vous avez quelque chose à dire, M. O ? » « Non ». « Vous reconnaissez votre culpabilité ? » « Pour la musique, oui. » Sentence : probation de dix-huit mois, interdiction de se présenter au domicile des témoins ou de communiquer avec eux, et 135 heures de travaux communautaires, en plus de celles qu’il doit déjà accomplir relativement à d’autres condamnations.
Il est midi. Tout le monde part manger. Le ventre de la Justice se vide. Lorsque je quitte à mon tour la Cour municipale, Jean-Claude O. se trouve seul au rez-de-chaussée. Le regard très lointain, il sort devant moi ses écouteurs pour les visser machinalement à ses oreilles. Aujourd’hui, qu’est-ce qu’il entend de plus à son existence brouillée ?