Avant d’en arriver aux barricades

Si rien n’est fait pour le corriger, le problème des inégalités de revenu pourrait bien ne pas seulement déranger Wal-Mart.

La décision, cette semaine, du Congrès américain de réduire encore de 8,6 milliards sur 10 ans le budget alloué au programme de bons alimentaires destinés aux plus démunis aux États-Unis y fera une victime inattendue, a rapporté jeudi le Financial Times :les grandes chaînes d’épiceries. Un nombre record de 47 millions d’Américains ont actuellement recours à cette forme particulière de filet social. Wal-Mart connaît bien ces gens puisqu’environ un client sur cinq utilise ces bons alimentaires dans ses magasins. La proportion serait un peu plus faible, quoique loin d’être insignifiante, chez ses concurrents Target (17 %) et Costco (13 %). D’autres compressions de 11 milliards en trois ans, annoncées plus tôt cet automne, ont déjà eu un impact à la baisse sur les ventes, selon Wal-Mart. La situation aurait toutefois pu être pire puisque les élus républicains avaient réclamé des compressions de 40 milliards.

 

Loin de plaindre les géants du commerce de détail, des organismes de défense des pauvres en ont profité pour souligner le fait que de plus en plus de bénéficiaires de ces bons alimentaires — originellement destinés aux personnes âgées, handicapées ou sans emploi — occupent pourtant un emploi à temps plein, mais qui ne leur permet pas de gagner assez pour répondre à leurs besoins essentiels. Les employés de Wal-Mart feraient partie du nombre, une recherche réalisée par des membres du Parti démocrate réalisée dans un magasin du Wisconsin ayant établi que ses 300 employés recevaient entre 3000 $ et 5800 $ de transferts sociaux destinés aux plus démunis, dont entre 30 $ et 60 $ par mois en bons alimentaires.


De Ford à Wal-Mart

 

Ceci n’est pas sans rappeler cet épisode bien connu de l’histoire industrielle américaine quand Henry Ford a décidé, en 1914, de doubler le salaire de ses employés à 5 $ par jour pour leur permettre de gagner assez pour s’acheter, eux aussi, les voitures qu’ils fabriquaient. Vérification faite, il semble que les choses ne se soient pas exactement passées comme cela, et que le célèbre industriel cherchait surtout à réduire le fort taux de roulement des employés de ses usines où les journées étaient longues et pénibles. L’événement a néanmoins été une étape menant à la constitution d’une classe moyenne dont on s’inquiète de plus en plus de l’état de santé aujourd’hui, alors qu’aux États-Unis 95 % des gains de revenus depuis la Grande Récession de 2009 sont allés aux 1 % les plus riches et que 90 % des moins riches ont continué de s’appauvrir, selon le Fonds monétaire international (FMI).


Un problème mondial

 

Les États-Unis ne sont évidemment pas les seuls à assister à une montée des inégalités. D’abord, on ne soulignera jamais assez les extraordinaires progrès qui ont été réalisés dans la réduction des inégalités entre les pays grâce, notamment, à l’éveil des économies émergentes, comme la Chine. De 1988 à 2008, rapporte la Banque mondiale, les revenus réels (hors inflation) dans la population mondiale ont même plus augmenté (d’environ 65 % jusqu’à 80 %) pour les tranches de revenus du milieu (du 20e au 65e rang percentile) que pour les plus riches de la planète (+60 %), les seuls ayant subi une baisse de revenu se trouvant aux alentours du 80e rang percentile et correspondant à la classe moyenne dans les pays développés.

 

Ce rattrapage des pays en développement sur les pays riches s’est toutefois accompagné aussi d’une augmentation des inégalités à l’intérieur de la plupart des pays. Sept personnes sur dix vivent aujourd’hui dans des pays où le fossé entre riches et pauvres s’est accru au cours des 30 dernières années, a dénoncé cette semaine la directrice générale du FMI, Christine Lagarde.

 

Ce phénomène est attribuable à plusieurs facteurs, dont l’avènement des nouvelles technologies, la mondialisation et l’affaiblissement des politiques de redistribution de la richesse. Ses impacts négatifs sont tout aussi nombreux, tant du point de vue économique, que sur les plans social et politique.

 

Le calme avant la tempête?

 

« Les gens me demandent tout le temps comment il se fait qu’il n’y a pas de révolution aux États-Unis ou, du moins, de vague massive de réformes […] comme durant le « New Deal », écrivait le mois dernier dans son blogue l’ancien secrétaire américain au Travail de Bill Clinton, Robert Reich. La classe moyenne fond, la pauvreté augmente, les riches s’enrichissent et l’argent corrompt notre démocratie. Pourquoi n’y a-t-il pas plus de grabuge ? »

 

L’expert américain y voit trois raisons. La première est que les travailleurs n’osent plus dénoncer leurs conditions en raison de la précarisation des emplois et de l’affaiblissement des syndicats. Deuxièmement, les étudiants, habituellement aux avant-postes de la contestation sociale, sont trop endettés pour se permettre de passer pour des fauteurs de troubles aux yeux de possibles employeurs. Finalement, les gens ont perdu toute confiance dans la capacité et la volonté de leurs gouvernements de changer les choses.

 

Pas étonnant, dans ce contexte, que le président Barack Obama ait fait de la réduction des inégalités une priorité dans son dernier discours sur l’état de l’Union. Barack Obama et Christine Lagarde ne sont pas les seuls à y voir un enjeu crucial, même le pape François a récemment dénoncé la situation.

 

« Les réformes sont moins risquées que les révolutions, concluait Robert Reich, mais plus on attend et plus on risque de se retrouver avec la seconde option. »

Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

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