Mon ami Ben
Habitués de rester dans l’ombre, les banquiers centraux ont été poussés à l’avant de la scène par la Grande Récession. Ils voudraient maintenant quitter les feux de la rampe sans trop déranger.
Ben Bernanke n’est officiellement plus le président de la Réserve fédérale américaine depuis ce samedi matin. Le réservé professeur d’économie et expert de la Grande Dépression des années 30 retrouvera la tranquillité de ses théories et de ses statistiques après huit années pour le moins mouvementées durant lesquelles les événements l’ont forcé à déployer une audace et une créativité que personne n’aurait eu l’idée d’associer à sa personne ou à sa fonction. Son calme olympien durant les journées les plus sombres de la crise a beaucoup impressionné. « C’était comme un accident de voiture,a-t-il confié plus tôt ce mois-ci devant le Brookings Institution. Toute notre attention va à éviter de passer par-dessus le parapet et de tomber en bas du pont. C’est après qu’on y repense et qu’on se dit : oh, mon Dieu ! »
Habituée, depuis des années, à limiter son rôle à des ajustements à la marge des taux d’intérêt à court terme afin de garder sous contrôle une inflation relativement stable, la banque centrale américaine a rapidement atteint, au début de la crise, la limite de son principal outil d’intervention lorsque son taux directeur s’est retrouvé à son plancher absolu de 0 %. Ben Bernanke a pu alors mettre en pratique certaines des théories qui avaient fait sa renommée durant ses années à Princeton.
La Fed a entre autres fait le pari de la transparence dans ses analyses et ses intentions alors que le célèbre prédécesseur de Bernanke, Alan Greenspan, se faisait au contraire un point d’honneur d’être le plus laconique et le plus sibyllin possible. On est allé, par exemple, jusqu’à annoncer d’avance les niveaux de chômage (6,5 %) et d’inflation (2,5 %) à partir desquels on commencerait à envisager le début du relèvement du loyer de l’argent. On a surtout injecté des milliards à la pelle pour faire baisser les taux d’intérêt à long terme, achetant tellement de titres hypothécaires et autres obligations du Trésor que les actifs totaux de la Fed ont bondi de 800 milliards à plus 4000 milliards.
La Fed n’a pas été la seule à emprunter cette voie. Toutes les grandes banques centrales — dont celle du Canada — ont dû se réinventer afin de contenir la catastrophe. Leur action et l’exceptionnel degré de coopération entre elles ont été d’autant plus précieux que plusieurs gouvernements ont rapidement abandonné leurs propres efforts de relance, faute de moyens budgétaires (comme dans le sud de l’Europe) ou par choix politique (comme aux États-Unis et au Royaume-Uni).
Et les gagnants sont…
Il ne fait pas de doute que sans cette intervention énergique des banques centrales, la crise aurait été bien pire. Bien que ce genre de calculs soit toujours périlleux, une étude de l’institut McKinsey Global sur les États-Unis et l’Europe a estimé cet automne qu’elle a apporté de 1 % à 3 % de croissance économique supplémentaire et réduit les taux de chômage d’un point de pourcentage.
Tous n’en ont cependant pas profité également, y note-t-on. De 2007 à 2012, les pouvoirs publics en auraient tiré des gains de l’ordre de 1000 milliards aux États-Unis et de 366 milliards dans la zone euro en taux d’intérêt moindre sur leurs dettes et en rendements générés par les actifs des banques centrales. La baisse des coûts d’emprunt aurait aussi valu 310 milliards d’économie aux entreprises américaines et 280 milliards à leurs homologues européennes.
L’impact des taux d’intérêt ultrabas aurait, par contre, été globalement négatif pour les ménages (-360 milliards aux États-Unis et -160 milliards dans la zone euro), mais ces chiffres cacheraient d’importants écarts entre, par exemple, les moins de 45 ans qui ont surtout des dettes à rembourser (hausse de 1700 $ du revenu disponible par année aux États-Unis) et les 75 ans et plus qui dépendent largement des rendements de leur épargne retraite (-2700 $ par année).
Plusieurs économies émergentes ont aussi profité de la situation, les investisseurs allant chercher auprès d’elles les rendements qu’ils ne trouvaient plus dans les pays riches. C’est ce dernier phénomène qui a commencé à s’inverser quand les premières rumeurs (confirmées en décembre) de début d’un lent retour à la normale à la Fed ont commencé à circuler, le printemps dernier, au grand malheur de la livre turque, du real brésilien ou du rand sud-africain.
La concrétisation de la reprise annoncée dans les économies développées et le démantèlement ordonné des mesures extraordinaires déployées par leurs banques centrales ont plus que leur lot d’incertitudes. « Nous naviguons à l’aveugle », admettait récemment le président de la Banque centrale européenne, Mario Draghi.
On ne sait pas non plus quel sera l’impact à long terme de toutes ces années de mesures de stimulation économique de nos banquiers centraux, ni de leurs nouveaux pouvoirs d’encadrement. « Nous avons fait ce qu’il fallait… j’espère »,disait Ben Bernanke, l’autre jour.
Alan Greenspan était au sommet de sa gloire lorsqu’il a pris sa retraite, moins de deux ans avant que l’éclatement de la bulle immobilière américaine n’entraîne l’effondrement de tout le secteur financier, puis de l’économie mondiale.
Il a fallu attendre plus d’une cinquantaine d’années avant d’arriver à la compréhension que nous avons aujourd’hui de la Grande Dépression, rappelait récemment l’expert des crises financières, Kenneth Rogoff. Ben Bernanke en sait quelque chose, car elle nous vient de lui.