La santé publique
Mais non, je ne vais pas me mettre à déconner et dire que les fumeurs devraient continuer à s’emboucaner. Bien sûr que c’est dégueulasse. Évidemment que ça pue.
Et puis on en meurt. En moyenne dix ans plus tôt que si on ne fume pas, ce qui était un peu le leitmotiv de la toute récente Semaine sans fumée.
Je ne vais pas faire la promotion du tabagisme, mais je vais m’abstenir de l’inverse. Et surtout, je ne dirai rien de la cigarette électronique dont certains organismes voudraient restreindre l’utilisation. Parce que c’est pas mes affaires, que c’est votre cul… je veux dire vos poumons.
Et puis parce qu’on ignore encore si la chose est nocive ou non.
Ce qui fait, plus encore qu’avec la vraie, que le débat qui entoure la cigarette électronique a plus à voir avec la morale qu’avec la santé publique. Une petite morale à géométrie variable.
Ben quoi ? Suis-je le seul à réclamer que nos élites du bien-être collectif agissent avec autant de célérité contre les cochonneries qu’on met dans la bouffe, contre la pollution ? Contre l’esprit de fatalité qui entoure cette génération d’enfants spontanément allergiques à un million d’aliments ?
Et Monsanto de fucker la génétique de nos légumes, et Arrimage Québec de continuer de saupoudrer sa merde rouge sur le quartier où j’habite : les gouvernements n’en finiront jamais de s’échanger le ballon de la responsabilité. Manière de se cacher derrière l’autre pour s’en laver les mains.
Ce sont des exemples parmi d’autres pour illustrer que très peu de choses ont changé, au fond. Que c’est comme avant, avec le tabac. Avant qu’on s’aperçoive que soigner les cancéreux de la clope coûte plus cher que ce que rapporte son industrie. Avant que les lobbyistes cessent de maintenir les politiciens dans leur petite poche en invoquant les emplois, les taxes perçues et tout le tremblement.
La santé publique est soluble dans le commerce. La politique, elle, est un biscuit qu’on trempe dans l’économie. Et, oups, trop souvent on oublie de l’en ressortir avant qu’il ne se désagrège et coule au fond pour devenir cette pâte gluante qui nous danse au bord des lèvres à la dernière gorgée.
La morale est sauve : on se félicite du petit morceau qui nous est resté entre les doigts tandis que le plus gros du biscuit s’évanouit au fond du verre.
Combien on parie que ce morceau, ce sera la cigarette électronique ? On invoquera le principe de précaution, on agira vite même si on ne sait rien.
Permettez que j’émette un soupçon ?
La santé publique en a surtout contre le symbole de cette clope en plastique. Je ne dis pas qu’elle n’a pas raison de s’en inquiéter. Seulement que ce qui ressemble au début d’une offensive à l’aveugle plutôt qu’à une étude sérieuse relève bien plus encore de l’hygiène que de la santé. Comme si ça faisait tache, cette cigarette factice. Comme si on n’avait pas réussi à bien nettoyer la population de son vice.
Je les écoute, et j’ai presque le goût de sortir m’acheter un paquet, un vrai. Des Dunhill, comme dans le temps.
Pour les emmerder, et puis parce que des fois je m’ennuie de fumer. De sortir dehors, de m’asseoir sur les marches en avant de chez moi pour écouter le bruit blanc de la ville, le chuintement des pneus dans la neige, l’alarme de recul d’un camion. Et d’être seulement là, à faire le vide en tirant une puff, et refaire le plein de toutes ces pensées qui n’ont pas d’espace pour se déployer à l’épicerie, dans le trafic, en faisant le lavage, devant la télé.
Mais non, je ne vais pas me remettre à fumer. C’est dégueulasse. Ça pue. Et puis ça pourrait m’enlever dix ans de vie.
Je me demande seulement si, au-delà des efforts pour allonger nos existences à n’en plus finir, il ne manque pas quelque chose à mettre dedans, et qui n’est pas des recettes de Ricardo, Éric Lapointe, une manucure française, des mags neufs ou la nouvelle PlayStation.
Je parle des plaisirs qui vous font entrer à l’intérieur de vous-même, qui vous procurent quelque chose qui se rapproche de l’extase. Des choses qui, en chemin, vous salissent un peu, parfois beaucoup, mais vous font sentir vivant. Parce que dix ans, ça peut être long à passer à l’intérieur d’un cadavre immaculé.
S’ils s’inquiètent vraiment du bien-être de leur prochain, et non seulement des coûts de la santé, il serait temps que les défenseurs de la santé publique s’arrêtent à autre chose que la clope (électronique ou pas) et le surplus de poids, et qu’ils se penchent sur la malbouffe en cristaux liquides et les shows de boucane médiatiques avec lesquels on gaspille autrement nos jours d’extra.
Une heure meublée par des pubs d’aspirateur à cérumen et un épisode des Jeunes loups, c’est aussi de la qualité de vie qui décline. C’est aussi du temps volé. Et personne n’imagine mener une campagne de sensibilisation aux méfaits de l’oeuvre de Réjean Tremblay. Quoique…