Amours chiennes
Uh ho ! faisait l’ordi. 1996, c’était la première année de vie du service de messagerie instantanée ICQ. J’avais abandonné le cégep, passé un an à Montréal dans une boutique sur Saint-Laurent, puis quelques semaines en Europe.
Et là, sans travail, je descendais au sous-sol de chez mes parents pour discuter, sur l’ordi de mon père, avec des inconnus.
De cette période de ma vie que j’avais alors la sensation d’avoir mise en veille, j’ai presque tout effacé du disque dur, sauf quelques trucs. Comme d’avoir passé des nuits entières à conduire en n’allant nulle part, assassinant des paquets de clopes en écoutant Mike Bloomfield massacrer sa Gibson LesPaul. Ou aussi : de ce regard de chien battu dont le reflet me poursuivait dans les miroirs et les vitrines des boutiques.
Nul homme n’est une île, disait le poète. Il n’a jamais dû connaître la solitude océanique qui vous fait vous enticher d’une Américaine rencontrée sur ICQ (pour « I seek you », ou « je te cherche ») un mardi soir dans un sous-sol de Cap-Rouge.
Uh oh ! hululait la machine chaque fois qu’un nouveau message d’elle me parvenait.
Elle vivait à Austin, peignait ses ongles d’orteil en m’écrivant, et nous avions le sentiment de marcher seuls, mais d’un même pas, comme en parallèle dans ce monde inhospitalier. Nous avons failli nous voir sans jamais nous être vus avant. Pas même une photo. Et puis avant de mettre le projet en branle, j’ai choké, et j’ai disparu. Parti vivre chez des amis, pas d’Internet pas d’ordi pas de cell. Chose impensable aujourd’hui, mais c’était un peu l’Antiquité technologique quand on y pense.
Les chiens sales de mon espèce avaient encore le loisir de s’évanouir dans la nature.
Je n’ai presque jamais repensé à ma Texane avant de voir Her, long métrage de l’excellent Spike Jonze dont j’ai toujours tout aimé. Dans à peu près tous ses films, les protagonistes sont écrasés par leur solitude, la difficulté d’être, et prennent les moyens les plus excentriques pour s’extraire de ce qui rend parfois la condition humaine insoutenable.
Souvent, c’est sans le faire exprès. Comme dans Her, où un type esseulé tombe amoureux d’un nouveau système d’exploitation informatique qui pense, qui ressent. Une intelligence artificielle qui rappelle le Al dans 2001 de Kubrick, mais avec ce ravissement graveleux que porte la voix juste assez voilée de Scarlett Johansson.
Vous trouvez ça débile, de tomber amoureux d’un programme ? Ça ne l’est pourtant pas tellement plus que d’avoir le béguin pour une Texane qui se peint les orteils et qu’on n’a jamais vue.
Je ne suis pas non plus certain que ce soit plus farfelu que les attentes irréalistes que nous avons trop souvent de l’amour, qu’on voudrait infiniment passionné, sans cesse renouvelé (comme nos gadgets). Ni que le mortifère ballet auquel nous nous adonnons sur les réseaux sociaux et dans les sites de rencontre.
Sur ces derniers, il règne une version sauvage du consumérisme humain où les signes de politesse comme la décence sont aussi rares que l’est la courtoisie pour les automobilistes. Tant pis si on piétine la fierté des autres. Quant aux réseaux sociaux, ils sont devenus l’occasion d’un incessant magasinage. Cela fait peser une pression détestable sur les couples, où chacun craint d’être remplacé par un « ami » que l’être aimé aura idéalisé en passant en revue les formes que laissent voir ses photos d’un récent voyage à Cayo Coco.
Mais la techno n’est qu’un vecteur ou une vitrine. La vérité des sentiments et des désirs reste inchangée. La technologie agit comme une loupe d’orfèvre pour les maniaques, un accélérant pour les incendiaires, une bouée pour les éternels indécis.
Les nouveaux bracelets qui monitorent notre quotidien en surveillant nos habitudes de vie ne sont que le produit de nos obsessions. Les objets intelligents, comme le système Mother dont parlait récemment le collègue Fabien Deglise, répondent aux mêmes impératifs modernes de sécurité, à notre aversion au risque et au désir d’être sans cesse materné. Même si c’est par un logiciel.
De là à aimer l’ordi, il n’y a qu’un pas. Ou enfin, quelques-uns. Ce que je dis, c’est qu’ils ne sont pas infranchissables. Et si, pour l’amour, ce n’est pas encore joué, en politique, la déshumanisation est déjà consommée.
Lorsque Stephen Harper met en veille tout sens critique et s’agenouille devant Israël pour des motifs purement électoralistes, il fait un calcul si cruel et froid qu’on est en droit de croire qu’il existe quelque part un circuit imprimé qui a un peu plus de coeur.
Uh oh ! vous dites-vous sans doute : ce cynisme binaire ne date pas d’hier. C’est l’art de la guerre, qui ressemble parfois à celui de l’amour, d’ailleurs. C’est l’ère de la machine avant la machine, mise en route depuis une secousse. Quelque part juste avant la lointaine Antiquité, genre.