Les enfants d’abord
Ottawa — Il y a presque un an jour pour jour, le premier ministre Stephen Harper, le grand chef de l’Assemblée des Premières Nations (APN) et plusieurs chefs autochtones tenaient une rencontre au sommet à Ottawa pour tenter de préparer la voie à une nouvelle relation entre les autochtones et le gouvernement.
Malgré les promesses faites, peu de choses ont changé depuis. Certains projets de loi, élaborés en vase clos par le gouvernement fédéral, ont été adoptés. Si la plupart des autochtones ne s’opposaient pas aux principes de certains d’entre eux, ils exigeaient d’avoir leur mot à dire sur les nouvelles règles du jeu en matière de gouvernance ou de droits matrimoniaux. Ils refusaient de se les faire imposer. En vain.
Le dossier de l’éducation, une priorité pour les Premières Nations et le gouvernement Harper, piétine pour une foule de raisons, chaque camp portant sa part du blâme. Les discussions autour des traités n’ont pas davantage avancé et d’autres dossiers sont enlisés dans des méandres juridiques qui semblent sans fin.
Un des cas les plus tristes est sûrement celui entourant le financement des services d’aide à l’enfance sur les réserves. Ottawa persiste depuis des décennies à verser moins d’argent par enfant que ce que versent les provinces pour la population vivant hors réserves. Cet écart persistant a poussé la Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations (SSEFPN) et l’APN à porter plainte devant la Commission canadienne des droits de la personne pour discrimination fondée sur la race, une cause qui aura pris presque sept ans pour arriver devant le Tribunal des droits de la personne.
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Il aura fallu tout ce temps parce que le gouvernement fédéral a contesté dès le départ le bien-fondé de cette plainte, enclenchant un long processus juridique. Je vous épargne les détails, mais de décisions en appels, interjetés par un camp puis un autre, l’affaire est revenue l’hiver dernier devant le tribunal, sur ordre de la Cour fédérale. (Cette décision a été portée en appel par Ottawa, mais le Tribunal des droits de la personne a décidé de procéder quand même en attendant le jugement final, l’affaire ayant déjà beaucoup traîné.)
Mais là encore, les audiences, commencées l’hiver dernier, ont dû être interrompues pour laisser le temps aux intervenants de réviser environ 100 000 pages de documents pertinents à l’affaire que le gouvernement fédéral a soudainement déposés au tribunal. Les témoins ont recommencé à défiler la semaine dernière. Ils se succéderont jusqu’à vendredi, puis quelques jours au mois de mars.
La SSEFPN et l’APN ne sont pas les seules à soutenir que ces services sont insuffisamment financés. Le vérificateur général en est venu à la même conclusion en 2008. Mais il y a plus que l’enjeu financier.
Les communautés autochtones ayant moins de moyens pour aider les familles en crise doivent souvent se résigner à confier les enfants en difficulté à des familles d’accueil. Le taux de placement d’enfants vivant dans les réserves est d’ailleurs huit fois supérieur à celui observé dans le reste de la population canadienne, estimait le vérificateur général dans un rapport sur le sujet. Les enfants sont en sécurité, mais loin de leur culture et de leurs familles.
Pour les autochtones, ces séparations rappellent une des plus cruelles conséquences des pensionnats autochtones. Un lourd passé qui est d’ailleurs souvent à l’origine du dysfonctionnement de certaines familles. « Le financement est inférieur sur les réserves alors que les besoins de services directs pour les enfants et les familles sont plus grands, à cause entre autres des retombées des pensionnats autochtones,explique Cindy Blackstock, directrice générale de la SSEFPN. Les familles qui ont vécu des situations traumatisantes et qui, avec les services nécessaires, pourraient aller de l’avant se voient refuser cet appui en ce moment. »
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On comprend mal la résistance d’Ottawa, car les sommes en jeu pour améliorer le sort de ces enfants ne sont pas astronomiques. Une première évaluation faite en 2005, qui ne tenait toutefois pas compte des populations autochtones de l’Ontario et des territoires, chiffrait la facture annuelle à environ 109 millions de dollars, note Mme Blackstock.
Selon elle, la somme totale pourrait probablement atteindre aujourd’hui, en incluant toutes les réserves et tous territoires, environ 300 millions. À peu près le coût du crédit d’impôt pour l’activité physique des adultes promis par les conservateurs en 2011.
Ottawa craint toutefois le précédent qu’un jugement favorable aux autochtones créerait, car il n’y a pas que les services d’aide à l’enfance qui sont moins financés par le fédéral. L’éducation et certains autres services offerts dans les réserves sont dans la même situation. La facture pourrait exploser.
Mais le ministre des Finances, Jim Flaherty, rêve à voix haute de surplus alléchants pour 2015. On fait miroiter une marge de manoeuvre qui pourrait atteindre 4,6 milliards, sinon plus. À quoi souhaite-t-on la consacrer ? À des allégements fiscaux ciblés qui favorisent surtout les mieux nantis ou à la lutte contre cette injustice envers les enfants autochtones ?