Profil bas

La chaussette est l’un des quelques morceaux avec lesquels les hommes peuvent sculpter leur personnalité, eux qui envient aux femmes la robe, la jupe et leur panoplie d’accessoires.
Photo: Annik MH de Carufel - Le Devoir La chaussette est l’un des quelques morceaux avec lesquels les hommes peuvent sculpter leur personnalité, eux qui envient aux femmes la robe, la jupe et leur panoplie d’accessoires.

S’il est un moment dans l’année pour parler de bas, c’est bien décembre : le temps des Fêtes leur fait une superbe campagne de presse, en partie grâce aux bas de Noël et à ce qu’on met dedans. Les vacances et les - 20 °C qui permettent enfin de passer nos journées en bas de laine se chargent du reste.

 

Leur pouvoir d’attraction est très, très fort ces jours-ci. Bien que les bas et les bobettes comptent parmi les pires cadeaux de Noël pour 13 % des répondants français à un récent sondage d’eBay, pour Isabelle Marcotte, du Bonnetier, c’est Noël tous les jours depuis deux mois.

 

Sa boutique en ligne de bas de qualité fabriqués au Québec croule sous une bordée de commandes de bas cadeau. « Je suis gênée de le dire, mais je n’avais pas anticipé ça du tout dans mon plan d’affaires ! », confie la mère de deux enfants dans sa maison-bureau aussi ordonnée que les univers de Chez-soi.

 

Par contre, elle savait qu’un gros pourcentage de la population « n’en a vraiment rien à foutre » d’acheter des bas — elle-même a démarré son entreprise parce qu’elle haïssait plus que tout acheter des collants dans son ancienne vie de designer. Mais un petit pourcentage, tout petit, aime vraiment les bas. Adore les bas. Se lève le matin et réfléchit à ceux qui colleront avec ses activités de la journée (hockey, lunch d’affaires, cinéma). Seule une fraction de ce nombre est de la trempe de Yanick, informaticien, qui affiche ses vraies couleurs et garde ses chaussettes préférées pour le 5 à 7 du vendredi, même s’il doute que quelqu’un le remarque — faux, son ami Thomas m’avoue qu’il est même secrètement jaloux de son audace.

 

« Ils reflètent mon humeur du jour », dit Yanick en m’envoyant une photo de ses chaussettes (motifs de losanges sur fond d’un bleu Facebook, une humeur de lundi matin) et en m’assurant qu’il les portera rouges le 24 décembre au soir.

 

La chaussette est l’un des quelques morceaux avec lesquels les hommes peuvent sculpter leur personnalité, eux qui envient aux femmes la robe, la jupe et leur panoplie d’accessoires. Depuis deux ans, le terrain de jeu s’est enrichi de possibilités.

 

« Avec le foulard de poche, les chaussettes ont connu une forte popularité autant en publicité qu’auprès du public masculin », dit Martin Boucher, styliste à la pige et directeur mode du magazine Homme. Un vent européen souffle actuellement sur la garde-robe masculine, et le pantalon, porté très court, dégage la cheville et laisse place à la créativité. Martin Boucher s’approvisionne à la Maison Simons, véritable foire du bas éclaté, où il retrouve la marque Happy Socks, une compagnie suédoise qu’il affectionne et dont les chaussettes ardentes donnent presque un coup de soleil aux blasés bas bruns.

 

Rouge papal

 

D’ailleurs, la culture du bas en Europe a de quoi faire rougir ce côté-ci de l’Atlantique ; les gens connaissent la qualité, la recherchent et traitent leurs pieds avec égards. « Les Européens ont l’habitude d’acheter leurs bas en ligne, beaucoup plus qu’au Québec où le genre commence tout juste à se développer », constate Isabelle Marcotte. On accepte davantage d’allonger 15 $ pour des bas de laine que pour du coton.

 

Chez les Français de la compagnie Mes chaussettes rouges, le succès est d’abord venu par la vente d’un seul modèle de bas décliné en trois couleurs. Et pas le moindre : celui de Gammarelli, le tailleur du pape (le rouge pour le pape et les cardinaux, le violet des évêques et le noir des prêtres), qui se décroche à près de 30 $ la paire.

 

L’offre de marques étant désormais élargie, les privilégiés qui veulent se permettre une démarche ostentatoire peuvent s’offrir du vigogne, une étoffe plus douce que le cachemire. À 760 $ la paire, c’est « parfait dans des chaussures de ville ». Et crève-coeur si on les perd dans les limbes des bas au terme d’une lessive.

 

Le port du bas est un sujet complexe, plus qu’il n’en a l’air. Il faut savoir doser — « Si tu es un professionnel d’affaires ou un conférencier, tu ne dois pas distraire les gens de ton message avec des chaussettes extravagantes, par exemple. Mais c’est clair que des motifs et des couleurs voyantes, ça donne de la personnalité ! », dit Martin Boucher, qui ose la chaussette écarlate comme couleur accent lorsqu’il s’habille en noir de la tête au mollet.

 

Il n’y a pas qu’au lit que le bas est un faux pas, et chacun a sa sensibilité. Les bas blancs sont sans équivoque pour les uns (seul Justin Timberlake semble avoir le feu vert); pour d’autres, voir porter au gym un bas au mollet ou à pois est aussi intolérable que voir les va-nu-pieds dans leurs Asics. Et dans les sandales ? N’en parlons pas, et il n’y a sûrement que les Égyptiens d’il y a 1600 ans qui assumaient le genre, avec ces bas de laine rouge à deux doigts de pied, aujourd’hui exposés au Victoria and Albert Museum de Londres. Contrairement à cette relique, la mode n’a pas traversé l’épreuve du temps.


Les deux font la paire

 

Le bon bas change bien des choses. Les gens qui ont les pieds humides trouveront leur rédemption dans la laine, qui accomplit la mission première du bas : absorber la sueur. « C’est comme goûter à du bon chocolat après avoir passé des années à manger juste du chocolat de pharmacie. Tant que tu n’as pas essayé une bonne paire, tu ne sais pas ce que tu manques », compare la fondatrice du Bonnetier.

 

« Et le beau bas, lui, te change un look en moins de deux. Il n’y a qu’à jeter un oeil à la mode féminine actuelle, où le bas à bottes [boot socks] et celui en haut du genou reviennent en force. »

 

La chaussette colorée permet aussi à Yanick de gagner du temps, étant plus facile à repérer dans la montagne de vêtements qui sortent de la sécheuse. « Mais entre toi et moi, la vraie raison, au fond, c’est que mes chaussettes m’aident à bien commencer ma journée. »

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