Le message d’erreur
Pendant que tout le monde parlait encore de Gab Roy, je suis allé au théâtre avec Jeff Fillion.
C’était pour L’gros show, une pièce sur la radio d’opinions, dont j’ai finalement pensé l’inverse de la critique : c’est la fin dramatique qui m’a plu.
Les segments censés singer la radio populiste, eux, n’étaient ni assez débiles pour que j’en rie ni assez près de la réalité pour que je ressente le malaise. Et puis, la pièce pèche un peu comme le fait la radio à laquelle elle tend un miroir : en reconduisant le spectateur dans le confort de ses préjugés.
J’en suis ressorti déçu. Fillion, lui, avait l’air un peu sonné. À la fin, un personnage qui lui ressemble à s’y méprendre se jette en bas du pont Pierre-Laporte.
Quelques jours plus tôt, j’avais eu l’idée de lui demander de venir assister à la pièce, poussé par l’envie de voir comment il se sentirait devant sa propre caricature.
Sauf que celle-ci n’était pas au point. Il y manquait la finesse qui l’aurait rendue assassine ou qui aurait forcé l’introspection. Alors, nous avons parlé de radio. De celle qu’il a inventée et qui l’a ensuite poussé en bas du pont.
Avant ? Il y avait eu André Arthur, Louis Champagne, Pierre Pascau et Gilles Proulx, qui ont tous excellé dans l’art de vomir dans le cou de leur prochain. Mais c’est Fillion qui a conçu le format que calquent aujourd’hui ses successeurs. « J’étais un bum, un provocateur, dit-il. J’avais 30 ans, pas vraiment conscience de ce que je faisais, et j’avais la conviction que ce serait marginal, mon affaire. »
Mais la conversation de taverne dont il souhaitait émuler l’aspect authentique en fera la plus improbable des vedettes radiophoniques. C’est aussi ce qui le perdra, avoue-t-il. Ces discussions sonnent vrai parce qu’on peut tout y dire. Décence et force de frappe de la radio obligent, on ne peut pas réclamer pareil privilège sur les ondes.
On a discuté de tout ça. De ses errances. De ses positions politiques qui, croit-il, ont pesé très lourd dans la balance de l’opprobre. Pourtant, la radio qu’il fait aujourd’hui sur Internet défend les mêmes positions de droite, le côté adolescent attardé en moins, ce qui la rend digeste.
On a parlé de ce qu’il voulait faire au début, soit tourner en ridicule les bien-pensants, user de l’intolérance pour exposer celle des autres. J’ai pensé à Gab Roy. Fillion avait le même désir de foutre la merde, et la naïveté de croire que la fin justifie les plus intolérables moyens. « Quand je regarde ça avec mes yeux de gars de 45 ans, c’est sûr qu’il y avait des affaires qui n’avaient pas d’allure. »
« C’était trop, avoue-t-il plus tard. J’étais comme un obèse lancé dans un buffet. »
Drôle d’adon, celui qui lui permettait de s’empiffrer tous les matins a été remercié mercredi. Patron de CHOI-FM, désormais propriété de Radio-Nord, Patrice Demers s’est vu montrer la porte par ceux auxquels il a vendu son antenne.
C’est lui qui a encouragé Fillion à aller trop loin. C’est aussi lui qui a trahi son ami quand il est devenu indéfendable.
J’ai aimé le dernier tiers du Gros show, et c’est parce qu’il raconte une chose essentielle à propos de cette radio sur laquelle j’écris pour la dernière fois, parce qu’après j’aurai tout dit ce que j’ai dire. Il expose le cynisme d’un spectacle qui ne défend rien d’autre que son profit. Quand la machine cesse d’imprimer du fric ou qu’elle devient un fardeau, on l’envoie à la casse.
On peut toujours montrer du doigt les voyous médiatiques. D’autant qu’ils ignorent ou nient le pouvoir de destruction qu’ils possèdent. Et il faudra toujours dénoncer ceux qui les exploitent pour s’enrichir.
Mais leur popularité commande qu’on cherche à comprendre. Ce qu’on s’est d’ailleurs bien gardé de faire avec Gab Roy ; la vindicte télévisuelle est tellement plus rassurante, et payante elle aussi. 1 800 000 téléspectateurs attendaient de voir du sang. Ils ont été servis.
Sauf que moi, le lynchage ne me suffit pas. Je veux réfléchir. Pourquoi 100 000 fans souhaitent-ils voir la prochaine niaiserie d’un ahuri du Web qui vit intellectuellement au-dessus de ses moyens ? Pourquoi 100 000 personnes au quart d’heure écoutaient-elles Fillion quand il utilisait les ondes comme un lance-flammes ?
Pour que ça se produise, il faut qu’il y ait de l’eau dans le gaz. Une fêlure.
Imaginez. Des centaines de milliers de personnes qui ont choisi la colère au lieu de l’anesthésie du Banquier, mais qui nous disent le même malaise, la même défection devant un système — politique, économique — qui crache au visage de ceux qui le perpétuent.
Tout ce monde en train de s’effondrer et qui cherche d’autres coupables que lui-même à son malheur : il ne disparaîtra pas, même si on l’ignore et qu’on refuse d’entendre sa voix.
Comme pour le Far Web, la radio d’opinions n’est pas vraiment le bogue. Quand l’ordi plante, le problème, c’est rarement le message d’erreur.
Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.