Le sage, le malin et l’aristo

Randall Grahm : un malin qui va loin.
Photo: Jean Aubry Randall Grahm : un malin qui va loin.
Une autre histoire de terroir. Eh oui ! C’est d’ailleurs ce qui réunit aujourd’hui le sage, le malin et l’aristo. Sujet vaste, pourtant si intimement lié à un lieu, ce « ici dans le maintenant » où se réalise et se réalise encore ce petit miracle d’unicité, de constance, de singularité. Terroir, lieu de vie organique si subtil qu’il s’efface temporairement sous la ferveur fruitée d’une vendange juvénile, pour mieux revenir au front après quelques années de bouteille et revendiquer ainsi ses origines terriennes.

Nous naissons tous quelque part. Il en va de même des cépages. Pourquoi y a-t-il alors des cépages qui ne « parlent » que cépage, disons, sans le moindre accent local, alors que d’autres portent déjà en eux tout le roman d’une vie ? En d’autres mots, à quoi tient cette résonnance forte, cette empreinte marquée, cet écho troublant jaillissant des entrailles du sous-sol qui colorent certains vins et non d’autres ?

Même les experts, pourtant convaincus que le goût de pétrole perçu dans le riesling provient essentiellement des sables bitumineux et que l’inversion des canalisations serait source d’approvisionnement sans fin, chez nous, de vin net, droit, loyal et marchand, même ces experts, dis-je, émettent quelques doutes à ce sujet. Comme le dit l’animateur Laurent Ruquier : « On n’est pas couché ! » Et puis, comme je l’écrivais ici même il y a deux semaines : pourquoi diable cette obsession à tout vouloir expliquer ? Laissons tout de même parler mes experts à moi.

Le sage. « Être vigneron, c’est être artiste avec méthode, audacieux avec réflexion, enthousiaste avec méditation, fougueux avec patience, obstiné avec fantaisie, économe avec générosité », nous donne à réfléchir Jean-Pierre Amoreau, artisan au Château le Puy en appellation Bordeaux Côtes de Francs. Artisan ? Simple contraction des mots « artiste » et « paysan ». Un mot qui colle aux bottes des Amoreau, père et fils, comme une terre amoureuse après la pluie. Retenons de l’artiste cette constante remise en question et du paysan cette patience dont les fruits, au fil des millésimes (depuis 1610, quand même !), sont à l’image d’un terroir qu’ils reconnaissent comme un chien le ferait de son maître. Ici, plus que jamais, les bœufs sont lents mais la terre est patiente.

Sur ce plateau rocheux de 31 hectares, au Château le Puy, nous sommes en pays de merlot, mais aussi, ici et là, de cabernets. Merlots bien vivants racontant, sous une vinification la moins interventionniste possible, la formidable interaction d’un milieu végétal qui inscrit directement son « message » sur la trame fine, légère, souple, digeste et parfaitement organique du vin. À déguster : le 2008 nouvellement disponible (27,35 $ – 709469 (5 +) ★★1/2 ©), sur une épaule d’agneau braisée aux olives, par exemple ; je me demande toujours pourquoi on s’acharne à vouloir trop souvent compliquer les choses quand on peut faire naturellement simple. La simplicité côtoie ici un terroir qui n’est pas orgueilleux. Plutôt sincère.

Le malin. Il a pour nom Randall Grahm, mais ce malin aurait pu être aussi le génial iconoclaste alsacien Jean-Michel Deiss. Le vin de terroir ? « Sa reconnaissance demande du temps », me confiait récemment le Californien. Il faut tenter de reconnaître rapidement ces sols aux terroirs expressifs (bien drainés, bien ventilés, minéraux, etc.) avant d’y planter tel ou tel cépage car ce « variétal » n’est qu’un vé­hicule qui ne fera à son tour qu’exprimer le terroir et ainsi livrer un véritable vin de terroir. » Il faut trouver l’équilibre naturel avant tout. Vous avez un exemple sous le coude, mister Grahm ? « Oui, ce cépage listan negro particulièrement détestable mais qui, planté en sols volcaniques du côté de Ténérife, aux îles Canaries, s’assume et s’accomplit à merveille.»

Le petit malin derrière les cuvées Cardinal Zin, Big House Red et autres Cigare Volant, dont la production tournait autour de 450 000 caisses au début des années 1990, ne livre plus que 3500 caisses de vins, plus près dorénavant de l’esprit de terroir que ces vins « boissons », habilement fignolés mais désincarnés, qui faisaient les beaux jours des Cardinal Zin et Big House Red aujourd’hui disparus du portfolio. Small is very beautiful ici.

Il y aura bien ces premiers flirts amoureux avec le pinot noir, au début des années 1980, qui le laisseront éternellement insatisfait, du moins en terre californienne, puis ce plan B qui convaincra Grahm de poursuivre sur la piste de cépages rhodaniens qui inspirent aujourd’hui de (très) brillante façon les cuvées Cigare Volant (49 $ — 11320587 – (5 +) ★★★★ ©), en blanc comme en rouge, Contra 2010 (23,35 $ — 11320587 – (5) ★★★) et autres Syrah « Le Pousseur » 2010 (34 $ — 10961016 – (5 +) ★★★1/2 ©). Après la mise en bière du bouchon de liège en 2001, ce malin de Randall Grahm poursuit toujours avec le flair du renard cette quête du Graal, version XXIe siècle : le terroir idéal.

L’aristo. Il a pour nom Leonardo Frescobaldi, secondé depuis 1991 par cet autre aristo des terroirs, l’œnologue Nicolo D’Afflitto. Plus de 120 ans à fouiller sols et sous-sols, à y planter clones et porte-greffes adéquats, tout ça pour s’apercevoir de quoi ? Que les sols, par exemple de la cuvée Mormoreto, sont tout sauf homogènes de constitution. « On ne peut pas changer les sols et c’est bien pourquoi, entre sables et argiles, j’essaie d’accoucher d’un vin que je souhaite équilibré parce que j’aurai, en amont, effectué les amendements nécessaires à une saine vie organique », lançait D’Afflitto lors d’une verticale du célèbre vin toscan.

Il y a eu, bien sûr, de petits ajustements sur le plan cépage avec, par exemple, le cabernet sauvignon qui constituait 90 % de la cuvée au début des années 1990 (complété par le sangiovese), alors que prévaut aujourd’hui l’équilibre « médocain » où 60% de cabernet sauvignon mène le bal, bon an, mal an. Si la dégustation de six millésimes de Mormoreto illustrait déjà le haut degré de connivence existant entre sols, cépages et climats, le tout mis en relief par un savoir-faire qui n’a jamais été aussi bien inspiré que maîtrisé, que dire alors des cuvées plus anciennes dont certaines étaient, aux dires de l’œnologue, simplement intemporelles par essence ? « Le 1949 était parfait ! C’est dire qu’en tant qu’œnologue je me suis sérieusement demandé ce que je venais faire là ! Étais-je encore utile à quelque chose ? Je suis presque entré en crise mystique sur mon avenir ! », avouait Nicolo D’Afflitto non sans humour.

Tout ça pour dire quoi ? Que le Mormoreto 2010, actuellement disponible (62,75 $ — 864512), est à l’image de ces Margaux, Latour, Mouton, Lafite ou Haut-Brion. Comme s’il avait trouvé un sens à sa vie, une vie cherchant ses premières pulsations à même les battements du terroir local et qu’il livre aux sens et à l’intelligence de celles et de ceux qui n’ont pas besoin d’assécher une carafe ou deux pour s’en convaincre. Parfums détaillés, fruité pur et net, style et profondeur, longue chaîne de tanins fins qui prolonge la finale. Quelle classe ! Une grande bouteille. À ce point que je soupçonne ici Nicolo D’Afflitto de travailler au chai avec des salopettes signées… Armani !


Jean Aubry est l’auteur du Guide Aubry 2014. Les 100 meilleurs vins à moins de 25 $ qui paraissait le 3 octobre dernier.

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