Le marteau du prof Baillargeon

Oh, le beau livre dévastateur et jouissif que voilà ! Comme Nietzsche entrant dans le musée de la pensée occidentale armé de son marteau avec l’intention de bouleverser le décor, Normand Baillargeon, dans Légendes pédagogiques, fait irruption dans le monde des idées pédagogiques en vogue avec le même outil en main, dans le but de démasquer et de terrasser des fables qui pervertissent l’école. Contrairement au maître allemand, toutefois, le philosophe québécois est plus méthodique qu’intempestif et il brille par son rationalisme, sa clarté et son parti pris pour la justice sociale.
Infatigable penseur de l’éducation, Baillargeon a réuni, dans cet essai, 14 légendes pédagogiques, c’est-à-dire 14 thèses données pour vraies mais « le plus souvent fausses ou du moins, à l’examen, dénuées de plausibilité conceptuelle ou d’une solide base scientifique ». Il les présente objectivement, avant de les mettre en pièces.
Vous connaissez sûrement, par exemple, ce qu’on appelle « l’effet Mozart », c’est-à-dire cette idée selon laquelle le fait de faire entendre la musique du grand compositeur à des enfants ou même à des bébés rendrait ces derniers plus intelligents et plus créatifs. C’est une arnaque, évidemment, même s’il vaut toujours mieux écouter du Mozart que du Lady Gaga. En 1993, une expérience menée auprès de 36 étudiants universitaires concluait bel et bien que ceux qui avaient écouté du Mozart obtenaient de meilleurs résultats à un test de QI que ceux qui s’étaient préparés en silence ou en écoutant de la musique de relaxation. Or ce résultat n’a jamais pu être reproduit. Pourtant, la légende court toujours.
Billevesées neuroscientifiques
D’autres légendes ont la vie dure. C’est le cas de celle qui prétend que certaines personnes, logiques et rationnelles, useraient surtout de leur cerveau gauche, alors que d’autres, plus intuitives et émotives, useraient particulièrement de leur cerveau droit. Billevesées que tout cela, démontre Baillargeon. Le cerveau, explique-t-il, est un système intégré dont le fonctionnement ne se compartimente pas de la sorte. Il est tout aussi absurde, pour des raisons semblables, de croire que nous n’utilisons que 10 % de notre cerveau. Au passage, Baillargeon règle aussi le cas de ces approches pseudo-scientifiques que sont le Brain Gym (des exercices physiques insignifiants censés activer le cerveau et le rendre réceptif), la programmation neurolinguistique (une sorte de psychothérapie motivationnelle) et la fasciathérapie (une méthode ésotérique d’inspiration ostéopathique consistant à se faire masser ces membranes — les fascias — pour éveiller sa conscience et se mettre en bonne disposition d’apprentissage).
Les neurosciences sont à la mode et les neuromythes s’ensuivent. Baillargeon, sceptique, rappelle ici que « nous sommes encore loin du jour où les neurosciences seront en mesure de fonder une pratique de l’enseignement ». C’est que le cerveau n’est pas la conscience et que, « connaissant l’un, on ne connaît pas nécessairement l’autre ». Aussi, l’idée que, grâce à l’imagerie par résonance magnétique, on puisse identifier quelle structure du cerveau est active lorsqu’un sujet accomplit certaines tâches et qu’on puisse ensuite en tirer des méthodes pédagogiques adaptées est pour le moins douteuse. Dans Turbulences, un recueil d’essais de philosophie de l’éducation qui paraît aussi ces jours-ci, Baillargeon s’attarde longuement au mystérianisme, une école de pensée selon laquelle « nous ne serons jamais en mesure de comprendre la conscience et donc de résoudre le problème corps/esprit » et qui, par conséquent, nous met en garde « contre la réduction du mental au physique ». Avec d’autres, Baillargeon en conclut qu’une portion de 95 % du discours neuroscientifique sur l’éducation est du bidon et nous invite à la plus grande prudence à cet égard.
Quel progressisme?
Il en dit presque autant de l’idée selon laquelle les nouvelles technologies de l’information et des communications vont révolutionner l’éducation. Il conteste la thèse qui affirme que les cerveaux des « natifs du numérique » seraient différents de ceux de leurs prédécesseurs et qualifie de mythe l’idée que le mode multitâche imposerait une nouvelle pédagogie. L’expression « multitâche », d’abord, est trompeuse puisque, en réalité, elle désigne « non le fait de simultanément accomplir des tâches diverses, mais bien de passer rapidement et successivement de l’une à l’autre ». Cette approche, de plus, a pour effet de surcharger la mémoire de travail et de perturber l’attention, ce qui entraîne une baisse des performances cognitives. Une étude a d’ailleurs conclu que les étudiants universitaires du Québec « préfèrent les méthodes d’enseignement traditionnel et s’enthousiasment moins pour les nouvelles technologies éducationnelles que leurs enseignants ».
Dans Turbulences, Baillargeon se livre à un bilan très critique de la réforme de l’éducation lancée en 1999. Dans Légendes pédagogiques, il critique plus en détail certains de ses fondements. On a dit que les compétences devaient prévaloir sur les connaissances. Or, insiste Baillargeon, la vérité est « qu’il faut du savoir pour apprendre » et qu’un riche bagage de connaissances générales et un vocabulaire étendu « sont d’indispensables préalables au développement des capacités intellectuelles et constituent un des meilleurs garants de la réussite scolaire ».
On a dit que la pédagogie de la découverte ou par projets était la seule qui était vraiment efficace. Or, la méthode de l’instruction directe, dans laquelle l’enseignant enseigne au sens traditionnel, est la seule qui a fait ses preuves. On a dit qu’existaient des intelligences multiples qui s’accompagnaient de styles d’apprentissage divers (visuel-auditif-kinesthésique) dont il fallait tenir compte. Tristes sornettes, démontre Baillargeon, en s’appuyant, comme il le fait toujours, sur la recherche.
La leçon de tout cela, résumée dans Turbulences, est claire : le progressisme politique « est desservi par un progressisme pédagogique autoproclamé » qui ne bénéficie à personne, surtout pas aux enfants défavorisés. L’école québécoise, clame Normand Baillargeon, devrait cesser ses douteuses expérimentations, se fonder sur la recherche fiable et renouer avec la grande tradition pédagogico-philosophique. Salutaire, le marteau de Baillargeon ébranle et éclaire.