#chroniquefd - Les gros mots
Finalement, le narcissisme s’est assez bien porté cette année. Le doute éventuel a été balayé la semaine dernière par l’Oxford Dictionary, qui a élu le mot selfie, dans la langue de Rob Ford, mot de l’année 2013. Un selfie, c’est une photo de soi, un fragment de quotidien dont on est le nombril, immortalisé à bout de bras par l’entremise d’un téléphone dit intelligent pour être partagé frénétiquement sur les réseaux sociaux afin de se montrer et surtout d’affirmer que l’on existe. L’autoportrait vole au ras des narcisses, à défaut de pâquerettes. En français, on peut donc facilement traduire selfie par « egoportrait ».
L’élection du mot relève presque de l’évidence à une époque où l’admiration de soi-même, en groupe, dans les univers numériques est passée de tendance à norme avec un chiffre qui tend même à le démontrer : l’utilisation du mot selfie dans les nouveaux espaces de socialisation a connu une croissance 17 000 % depuis un an à peine, ont analysé les têtes chercheuses et pensantes qui tiennent à jour ce livre de référence.
Cette année, l’egoportrait n’a épargné personne, pas même Jorge Mario Bergoglio, pape des catholiques, qui, avec un sourire forcément béat, est apparu le 29 août dernier sur ce genre de cliché pris par le membre d’un groupe de jeunes en visite dans son fief. La Toile regorge de millions d’autres de ces portraits mettant en scène souvent des adolescents — mais pas seulement — s’auto-pixelisant avec leur téléphone à côté d’une vedette, de leur chat, lors de la remise des diplômes, à la plage, presque nus, encore en état d’ébriété…
La concurrence linguistique était serrée dans les coulisses du Oxford Dictionary, où selfie a ravi le titre de « mot de l’année » à schmeat, néologisme inventé pour qualifier la viande synthétique, ou encore twerk, cette danse vulgairement suggestive popularisée entre autres par la chanteuse décadente et provocante Miley Cyrus.
Somnitextisme ou textambulisme
En anglais, les nouvelles façons de nommer le présent, pour l’appréhender avec toujours plus de justesse et de précision, ne manquent pas. Et c’est bien sûr la même chose en français où « egoportrait » trouverait en 2013 facilement sa place dans une liste de « mots de l’année », pour les mêmes raisons que son équivalent britanico-américain, mais sans être le seul toutefois à pouvoir revendiquer ce haut niveau de reconnaissance.
Réfléchissons à haute voix. Il pourrait y avoir le mot « somnitextisme » — pas facile à prononcer, celui-là —, qui nomme cette nouvelle réalité bien de notre temps : l’envoi d’un texto de manière inconsciente pendant son sommeil. Loin de relever du cas isolé, le phénomène serait en train de se répandre sans surprise chez les sujets atteints de somnambulisme et qui, à l’ère du tout à l’ego numérique, ne peuvent pas faire autrement que de déplacer dans leur nuit le rapport frénétique à la communication instantanée qu’ils ont développé pendant le jour. Avec parfois des surprises gênantes le lendemain matin !
Dans une sémantique voisine, le mot « textambulisme », l’art d’écrire des messages textes en marchant — et parfois même en tombant dans un trou d’homme, dans une fontaine, dans un lampadaire, comme en témoignent plusieurs vidéos vicieusement placées sur YouTube —, gagnerait facilement sa place dans une liste de termes permettant de mieux nommer notre présent.
Trop de détails
Au chapitre des locutions, l’expression « trop de détails » — formulée avec agacement et généralement en mettant les mains sur les oreilles — se placerait également sans problème dans une course à la nouveauté langagière issue de 2013, sans doute pas très loin de l’egoportrait qui encourage sa prolifération, au même titre d’ailleurs que les autres formes d’épanchements numériques systématisés.
Cette année, les photos sur les réseaux sociaux de jeunes banlieusards américains, français ou canadiens — des gars comme des filles — dévoilant crûment et volontairement leur nudité invitaient à dire : « trop de détails » ! Il en va de même pour les photos de gâteaux d’anniversaire placées sur sa page Facebook le jour de la fête de fiston, celle montrant la bonne bouffe que l’on est en train de faire, l’ami aviné à moitié endormi un soir de fête, le trajet de course à pied que l’on vient de parcourir, les vêtements que l’on vient d’acheter… qui, en plaçant sans grande poésie toute cette intimité dans la sphère publique, nous rappellent par l’excès que la confidence perd forcément toute sa magie et son charme quand on la sort du cercle qui lui a donné vie.
Les « net-fossoyeurs » — un autre mot, tiens —, ces démolisseurs de réputations en format numérique qui traquent toutes ces expositions du soi en photo ou vidéo, surtout les plus tristes, pour les mettre en relief sur leurs sites et s’en moquer collectivement, en apportent certainement la preuve. Leur raillerie 2.0 peut surdimensionner le pathétique d’une péripatéticienne parlant à son iPhone, détruire une jeune fille filmée saoule à son insu ou ostraciser un homme rigolant comme une chèvre dans une vidéo qui aurait dû rester privée. Tout ça, sans doute, parce qu’en 2013, les mots de l’année ne sont peut-être pas si nouveaux que ça : « irrespect », « insolence », « incivilité », « immoralité », « indécence »… que le culte du « je » nourrit très bien.
Sur Twitter: @FabienDeglise