La guerre des adultes et celle des enfants

Dès le début, nous plongeons d’aplomb dans la guerre. Une guerre sans nom, qui se passe on ne sait où, probablement quelque part au Moyen-Orient. Dès le début, c’est de l’intérieur que nous vivons les choses, aux côtés de deux enfants qui viennent de perdre leurs grands-parents.
Première page, troisième paragraphe de L’orangeraie : « Amed et Aziz ont trouvé leurs grands-parents dans les décombres de leur maison. Leur grand-mère avait le crâne défoncé par une poutre. Leur grand-père gisait dans son lit, déchiqueté par la bombe venue du versant de la montagne où le soleil, chaque soir, disparaissait. »
Amed et Aziz, neuf ans, de vrais jumeaux liés l’un à l’autre par des liens très forts, vivaient jusque-là en paix au milieu du décor enchanteur de l’orangeraie familiale. Mais leur père, pour venger la mémoire de ses parents, se laisse convaincre par un chef terroriste du coin, qu’il respecte et craint en même temps, de sacrifier au nom de Dieu l’un de ses fils.
Muni d’une ceinture d’explosifs, l’élu devra se rendre de l’autre côté de la montagne, où leurs ennemis jurés se préparent supposément à réattaquer en force. Il se fera exploser en martyr au milieu de ces « chiens ». Ainsi l’honneur de la famille sera-t-il sauf. Ainsi le kamikaze sera-t-il considéré comme un saint : il ira directement rejoindre Dieu.
Au-delà du bien et du mal
L’orangeraie pourrait être un roman sur la guerre parmi d’autres. Mais ses qualités littéraires, sa fluidité en même temps que sa poésie, sa concision en même temps que sa densité en font un livre exceptionnel. Tout en nuances, en contrastes, rude mais aussi sensuelle, parsemée de dialogues puissants mais jamais bavards, l’écriture prend aux tripes.
Remarquable, aussi, cette façon qu’a l’auteur Larry Tremblay de renvoyer le lecteur à lui-même. C’est la tête pleine d’images, de réflexions et de questions que nous refermons le cinquième roman de ce dramaturge reconnu, dont les pièces sont traduites dans une douzaine de langues.
Entre autres points soulevés par L’orangeraie : la transmission de la haine, déjà abordée par l’auteur dans sa pièce Cantate guerrière, créée au Théâtre d’Aujourd’hui en 2011. Aussi : l’emprise de la religion et la question obsédante du mal, thèmes déjà présents dans son roman précédent, Le Christ obèse (Alto), pourtant si différent dans le style, tellement plus du côté de l’étrangeté, de la bizarrerie.
C’est sobrement que Larry Tremblay parle d’atrocités, de violence. C’est d’abord et avant tout aux répercussions de la guerre qu’il s’intéresse, en particulier chez les enfants. Et c’est par le biais de ses personnages, de leurs déchirements intérieurs, qu’il nous atteint.
Qu’aurions-nous fait à leur place ? Cette question revient constamment. Autant en ce qui concerne les deux frères que leurs parents. Et, vers la fin, quand un professeur de théâtre québécois aussi auteur (alter ego de Tremblay ?) apparaît dans le décor, même phénomène, encore une fois.
Choix impossible
Le roman, séparé en trois parties, s’apparente à une tragédie. Dans la première section, la plus longue, nous sommes au coeur de l’action, au coeur de la guerre. Nous sommes au coeur de la catastrophe humaine, une fois le chef terroriste parti, une fois les arguments de poids avancés par lui, tels : « La vengeance est le nom de ton deuil. » Puis : « Nos ennemis veulent s’emparer de notre terre. » Pire : « Ils tueront nos femmes. Ils feront de nos enfants des esclaves. Et ce sera la fin de notre pays. » Enfin : « Crois-tu que Dieu va permettre ce sacrilège ? »
Une fois cela dit, c’est le ciel qui tombe sur la tête des membres de cette famille en deuil. Le père d’Aziz et Amed doit faire un choix : lequel de ses fils va-t-il envoyé à la mort ? Tout parent serait à sa place dévasté. Cet homme-là l’est. Mais il finit par trancher, il le doit.
L’affaire se complique du fait que la mère, elle, conteste le choix de son mari. Pas ouvertement. Elle va agir en secret, dans le dos du père, pour renverser la vapeur.
Pour des raisons qu’il est préférable de ne pas exposer ici - aux lecteurs de les découvrir -, les deux frères vont se faire complices et échanger leurs rôles. Pas question non plus de dévoiler lequel va survivre sous le nom d’emprunt du mort. Mais dire quand même que celui qui devait y passer sera rongé par la culpabilité.
Réalité contre fiction
La deuxième partie du roman nous propulse une dizaine d’années plus tard, au Québec. On retrouve le frère qui a survécu, lors d’une répétition, dans un cours de théâtre. La pièce jouée, écrite par le professeur, porte sur la guerre. Amed/Aziz se rebiffe : il refuse de jouer le rôle d’un enfant qui, après avoir vu ses parents assassinés devant ses yeux par un soldat ennemi, est lui-même condamné à être tué à son tour par lui. Pourquoi cet enfant devrait-il mourir ? plaide-t-il.
En filigrane, nous est racontée par sa bouche la suite des événements vécus dans le premier bloc romanesque. On découvre alors l’ampleur des mensonges à l’oeuvre autour de l’opération kamikaze. Et c’est loin d’être beau à voir.
De son côté, le professeur-artiste est amené à se remettre en question. Ce qui nous conduit à une réflexion sur l’art. Quelqu’un qui n’a jamais vécu la guerre peut-il écrire sur la guerre, et de quel droit ? Le témoignage direct de quelqu’un qui a vécu la guerre ne vaut-il pas 100 fois plus qu’une fiction sur la guerre, même la mieux intentionnée ?
La troisième partie du roman, la plus courte, fait justement intervenir un témoignage réel dans un contexte de création, alors que le jeune acteur, Amed/Aziz, met des mots sur les voix intérieures qu’il porte en lui. Des voix d’enfants.
Par-dessus tout, l’aspect le plus poignant, le plus terrible du livre concerne justement les enfants dans la guerre. Les enfants qui cessent d’être des enfants dans la guerre. Puisque la guerre « efface les frontières entre le monde des adultes et celui des enfants ».
L’orangeraie : fiction sur la guerre, fiction nécessaire sur la guerre. Et sans doute le roman québécois le plus fort de l’automne jusqu’ici.
Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.