Le boomerang
Peu de gens ont de la sympathie pour les sénateurs Mike Duffy, Pamela Wallin et Patrick Brazeau. Après tout, ne dit-on pas qu’ils ont abusé des avantages financiers associés à leur fonction de sénateur ? Des enquêtes policières ont même été ouvertes à la demande du Sénat.
Leur cas fait rager la plupart des citoyens, et avec raison. On parle de dizaines de milliers de dollars réclamés en allocations de résidence, en frais de subsistance ou de déplacement sans, dit-on, qu’ils y aient eu droit.
Le sénateur Duffy a remboursé les sommes litigieuses, avec l’aide du chef de cabinet du premier ministre, Nigel Wright. La sénatrice Wallin a pigé dans ses économies, alors que M. Brazeau a vu son salaire saisi. Et les trois, qui se font discrets, attendent l’issue des enquêtes policières pour savoir s’ils feront l’objet d’accusations criminelles ou non.
Malgré cela, la controverse perdure et par la faute de nul autre que les conservateurs. Ces derniers ont trouvé le moyen de mettre le feu aux poudres en ayant recours à une procédure d’exception pour tenir ces trois sénateurs à l’écart. Le leader du gouvernement au Sénat, Claude Carignan, a présenté mardi une motion pour les suspendre sans salaire et avantages financiers, et ce, jusqu’à la fin de la session en cours. Ce qui peut aussi vouloir dire jusqu’aux prochaines élections, advenant qu’il n’y ait plus de prorogation.
Le sénateur Carignan soutient que la Chambre haute a le pouvoir constitutionnel de sanctionner ses membres si, par leur conduite, ils portent atteinte à la dignité de l’institution. Selon lui, Mme Wallin et MM. Duffy et Brazeau ont fait preuve de « négligence grossière dans la gestion de leurs ressources parlementaires » et l’ont fait avec une telle insouciance et imprudence que leur maintien en fonction ne fera qu’ébranler encore plus la confiance des citoyens.
On parle pourtant ici d’une sénatrice dont les dépenses ont été défendues par le premier ministre et d’un autre que le gouvernement vantait pour avoir remboursé les sommes en litige.
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Ce nouvel épisode illustre combien le premier ministre, malgré ce qu’on en dit, n’est pas si fin stratège quand une crise sévit. Son équipe et lui perdent souvent toute mesure, optant généralement pour l’intimidation et la méthode forte. Par le passé, le temps a joué en leur faveur, mais cette fois-ci, M. Harper fait face à des protagonistes qui estiment avoir été trompés et qui n’entendent pas plier bagage sans se battre.
En voulant suspendre ces sénateurs sans leur donner la possibilité de se défendre dans le cadre d’un processus juste et impartial, où la présomption d’innocence est respectée, les conservateurs n’ont réussi qu’à faire sortir Mike Duffy et Patrick Brazeau de leur réserve. Les deux hommes ont profité du débat, mardi, pour s’en prendre de façon parfois virulente à la direction conservatrice au Sénat, à l’entourage du premier ministre et à M. Harper lui-même.
M. Duffy a parlé de menaces, d’intimidation, de complot. M. Brazeau a été plus cinglant. « Si c’est la manière d’exercer la démocratie de Stephen Harper, il y a de quoi être inquiet. C’est une farce », a-t-il dit avant de dire que le chef conservateur n’aurait jamais plus son vote.
L’absence d’un processus équitable est aussi la principale objection soulevée par les sénateurs - libéraux ET conservateurs -, que cette démarche met mal à l’aise. Certains s’inquiètent aussi du précédent qui serait ainsi créé en s’appuyant sur le concept mal défini de négligence grossière.
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Les sénateurs sont généralement impopulaires et mal aimés. Les conservateurs misent clairement sur ce sentiment pour justifier leur manoeuvre. Ils sont persuadés - et ils ont sûrement raison - que la population est de leur bord. Et ce n’est pas la première fois qu’ils traitent la justice en concours de popularité. Il suffit de se rappeler les arguments utilisés durant la crise de la prorogation de 2008 ou pour défendre la candidature de Peter Penashue à l’élection partielle destinée à le remplacer.
Ils sont prêts à tout pour obtenir ce qu’ils veulent, et cette fois, ce sont ces suspensions. Parce qu’il faut apaiser la base conservatrice à la veille du congrès national du Parti conservateur, à la fin du mois, à Calgary. Les militants conservateurs, surtout ceux de souche réformiste, rêvaient d’un Sénat réformé et de représentants qui soient des modèles d’intégrité. Ils n’ont eu ni l’un ni l’autre et exigent des comptes.
Ces suspensions, si elles sont entérinées, auront peut-être raison de leur colère, mais elles ne mettront pas fin à la controverse. Pour diverses raisons, mais et surtout à cause des méthodes employées par le bureau du premier ministre pour étouffer le cas Duffy. La conférence de presse donnée lundi par l’avocat du sénateur et le récit dramatique qu’il a fait au Sénat mardi jettent de gros doutes sur la version du premier ministre.
Ce dernier persiste à dire que Nigel Wright porte l’entière responsabilité du rôle joué par son bureau, mais on sait maintenant que M. Wright n’a pas agi seul. Ce qui mène inévitablement à une seule question. Que savait vraiment le premier ministre ?
Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.