Un pays ingouvernable?

Sans doute les politiciens de Washington en arriveront-ils, avant minuit mercredi soir, à une solution — au moins provisoire — qui saura éviter le « défaut de paiement » du gouvernement de la plus grande économie du monde. Et ainsi, d’éviter la cascade infernale qui s’ensuivrait, non seulement aux États-Unis, mais aussi dans un monde financier qui veut toujours croire dans l’infinie capacité de payer des États-Unis.

La raison n’arrive pas à admettre que quelques excités du Tea Party, cette aile extrémiste et « révolutionnaire » du Parti républicain (révolutionnaire au sens premier, car ces gens veulent abolir le gouvernement), soient vraiment capables de jeter ainsi par terre l’ordre existant.

Quelques caciques du vieux système, mobilisés in extremis — nommément, les sénateurs démocrates, autour de Harry Reid, plus cette fraction de sénateurs républicains encore capables de raisonner froidement, de regarder l’abysse… et de conclure un compromis —, pourront permettre que l’on survive à cet épisode. Et qu’Obama préserve sa grande réalisation : l’assurance maladie quasi universelle, dans un pays culturellement allergique au socialisme.

Mais auront-ils, pour autant, sauvé le système ? Le système politique et institutionnel des États-Unis ? Rien n’est moins sûr.

La crise des deux dernières semaines — avec la mise en veilleuse des activités gouvernementales (le « shutdown »), la menace du non-remboursement de la dette et les tactiques obstructionnistes des extrémistes — n’est pas que conjoncturelle. Elle est cyclique, structurelle. Et donne à voir le triste spectacle d’un grand pays au bord de l’asphyxie politique.

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Le système qui, longtemps, fut un modèle d’équilibre des pouvoirs et de débat démocratique — d’opposition mais aussi de coopération — entre forces politiques de centre gauche et de centre droit, une inspiration qui permettait (malgré le passé esclavagiste ou les errances périodiques en politique étrangère) de parler sans rire de « la plus grande démocratie du monde »… ce système paraît aujourd’hui à bout de souffle.

Le blocage se manifeste de façon criante dans les impasses à répétition du processus législatif, dans ce gridlock qui devient de plus en plus la norme. Le Sénat ne peut plus rien adopter sans la majorité qualifiée — devenue quasi impossible à atteindre — des 60 voix sur 100, à cause de la menace systématique du filibuster par la minorité.

À la Chambre des représentants, une minorité d’enragés, dogmatiquement hostiles au gouvernement fédéral, représentent peut-être 15 ou 20 % de l’opinion publique. Mais ils contrôlent un tiers du groupe républicain, et ont pris en otage tout le processus législatif.

Les circonscriptions, quant à elles, sont de plus en plus découpées d’une façon baroque — en l’absence de toute norme électorale fédérale — pour assurer des rentes de situation à bon nombre d’élus. Avec comme effet pervers, dans beaucoup de contrées du Sud conservateur, de transférer aux primaires républicaines la « vraie » élection… qui devient alors, la plupart du temps, une course à l’extrême droite.

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Un système démocratique repose sur la confiance du peuple envers ses institutions et ses représentants. Et sur un minimum de coopération et de respect, par les politiciens, des règles — qu’elles soient ou non écrites.

Aux États-Unis, la traditionnelle absence de discipline de parti (une tradition qui s’est passablement perdue avec le dérapage à droite des républicains) permettait au fameux « bipartisanisme » de forger des compromis au centre. Cet esprit a aujourd’hui disparu, et si une majorité d’Américains tend à blâmer les républicains pour la crise actuelle, ils sont de plus en plus nombreux à considérer en bloc les politiciens fédéraux comme une bande de clowns.

Jonathan Freedland, ancien correspondant du quotidien britannique The Guardian aux États-Unis, écrivait le 3 octobre sur le site de la New York Review of Books : « L’Amérique, la grande Amérique, qui fut si longtemps la société la plus innovatrice, la plus créative, la plus dynamique de la planète, n’arrive plus à résoudre des problèmes [comme la prolifération des armes à feu ou les soins de santé aux plus démunis] que d’autres pays plus petits, plus pauvres, plus faibles, ont résolus depuis longtemps. Les Américains ne s’en rendent peut-être pas compte, mais ce shutdown, tout comme l’épidémie des armes à feu, réduit l’influence des États-Unis dans le monde. Il pousse des individus et des nations, qui voulaient toujours voir dans ce pays un modèle, à y voir de plus en plus un cas désespéré. »

Les problèmes de la démocratie américaine ne sont pas tous spécifiques aux États-Unis. Mais le caractère souvent exemplaire de ce grand pays rend aujourd’hui sa décadence assez triste à regarder.

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