Grandeur et misère de la coopération
Ce livre de Jacques Claessens fait mal. Consultant indépendant en matière de développement rural, Claessens, un Belge d’origine devenu Québécois d’adoption, est mort en 2012, alors qu’il se consacrait à l’écriture d’un ouvrage témoignant des réalités de l’aide internationale. Publié à titre posthume, donc, « Qui a dit que nous avions besoin de vous ? », sous-titré Récits de coopération internationale, est une critique dévastatrice du fonctionnement actuel de l’aide internationale et des organismes qui la gèrent (ACDI, multiples instances des Nations unies).
Claessens a choisi la forme du récit pour présenter trois projets de développement réalisés au Burkina Faso, de 1982 à aujourd’hui. Le choix de cette forme littéraire est judicieux, note Normand Baillargeon en préface, parce qu’il fait entrer le lecteur « dans un monde vécu, ce qui est le moyen le plus sûr et le plus naturel d’accéder à l’abîme ». La narration est vivante, en effet, même si elle s’encombre d’un peu trop de détails.
Le premier projet, donc, consistait à améliorer des pâturages dans le nord du Burkina Faso en creusant un puits, en construisant une route et en stabilisant une dune. Le second projet visait à stopper la déforestation dans le sud du pays. Les deux furent des échecs.
Les causes du ratage
Claessens, qui s’est rendu sur place à plusieurs reprises, explique ces ratages par plusieurs raisons. Les experts occidentaux responsables de ces projets ne connaissaient pas la culture des populations locales et n’avaient pas consulté ces dernières. Les compétences de ces experts étaient inappropriées ; on ne gère pas un troupeau mené par des éleveurs nomades dans une région quasi désertique comme un troupeau de vaches laitières en Occident. Les organismes qui dirigent ces projets servent d’abord leurs propres intérêts (c’est-à-dire leur expansion), et leurs envoyés sur le terrain vivent entre eux, au lieu d’entrer en contact avec les populations locales.
« Ils disent tous aimer les Africains, écrit Claessens, mais ils se sont créé un microcosme en dehors de la population. Aimer les Africains, qu’est-ce que cela veut bien dire au juste ? » Peut-être faire vraiment l’effort de les connaître, d’abord. On découvrirait alors que leur attachement aux traditions et au modèle clanique, qui ont leurs charmes mais sont des forces d’inertie, s’accommode mal du pragmatisme occidental.
Au passage, Claessens trace aussi un portrait très sombre (expropriation, pollution, exploitation des travailleurs) d’une mine d’or de la société canadienne IAMGOLD au Burkina. Affligeant, certes, mais pas surprenant. Ce qui déprime le plus, c’est le reste, c’est-à-dire les projets menés par des organisations réputées et qui foirent en raison d’une incurie systémique. Il y a des coopérants compétents et dévoués, mais la machine les paralyse.
Le philosophe Peter Singer, en 2009, dans Sauver une vie (Michel Lafon), affirmait que donner au moins 1 % de notre revenu personnel à des organismes d’aide internationale relevait du devoir moral. Il m’avait totalement convaincu. Le livre de Jacques Claessens, c’est pour cela qu’il est si douloureux, me fait douter. Peut-on au moins espérer que les petites organisations d’aide internationale échappent aux vices des plus grosses, tristement et lucidement exposés par Claessens ? Parce que je sais que les coopérants de bonne foi et que la misère existent, je veux y croire.
L’égalité est la clé
Autant le livre de Claessens peut être démoralisant, quoique nécessaire, pour les partisans de la justice sociale, autant celui des épidémiologistes britanniques Richard Wilkinson et Kate Pickett s’avère une puissante source de réconfort. Démonstration scientifique du fait que les sociétés développées les plus égalitaires sont celles qui réussissent le mieux dans une foule de domaines directement liés à la qualité de vie, L’égalité, c’est mieux deviendra assurément une sorte de bible pour la gauche occidentale sociale-démocrate.
Nous étions nombreux à savoir que, moralement, l’égalité vaut mieux que l’inégalité. Grâce à ce livre très solidement documenté, qui établit une corrélation statistique entre la réduction des inégalités et la réduction des problèmes sociaux, nous disposons désormais de la preuve que l’égalité vaut aussi mieux socialement, économiquement et psychologiquement.
Dans les sociétés riches, et le Québec en est une, la croissance économique « a achevé l’essentiel de son travail », écrivent les auteurs. « Les niveaux de bien-être et de bonheur ont cessé d’augmenter de concert avec la croissance économique », précisent-ils. Désormais, c’est la réduction des inégalités qui doit prendre le relais.
Si on compare les sociétés riches les plus égalitaires (pays scandinaves, Japon) aux plus inégalitaires (États-Unis, Portugal, Royaume-Uni), on constate que les premières permettent une meilleure espérance de vie et de meilleurs résultats scolaires, tout en présentant de plus bas taux d’obésité, d’alcoolisme, de violence, d’incarcération et de maladies mentales. « Une société plus égalitaire change surtout la situation des plus défavorisés, écrivent Wilkinson et Pickett, mais génère aussi des avantages pour les couches aisées de la population. »
Cet essai, un des plus importants des dernières années, est une véritable bombe, qui terrasse, preuves à l’appui, toutes les théories de la droite économique, pour proposer une relance déterminée des politiques sociales-démocrates. « Nous savons, écrivent les auteurs, que les pays plus égalitaires vivent bien, que les niveaux de vie y sont élevés et que l’environnement social y est de meilleure qualité. […] Abstenons-nous d’éprouver de la gratitude envers les riches. Admettons plutôt l’effet dévastateur qu’ils ont sur le tissu social. » La justesse de la morale des partisans de la justice sociale est enfin scientifiquement prouvée.