#chroniquefd - Traquer le passé, sauver le présent
La campagne de publicité qui prend son envol aujourd’hui dans plusieurs grandes villes d’Allemagne risque de ne pas passer inaperçue. Pour une énième fois - et sans doute la dernière -, le centre Simon-Wiesenthal, institution réputée pour sa chasse inlassable aux anciens nazis partout sur la planète, a décidé d’interpeller la population, par l’entremise d’affiches, afin de mettre la main au collet, près de 70 ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, aux derniers artisans et surtout exécutants en chemise brune de l’Holocauste. Forcément, le souvenir des pires crimes contre l’humanité s’estompe avec le temps.
L’« Opération de la dernière chance II » - c’est le nom donné à la chose - vise à combattre cette fatalité. Comment ? En déployant des affiches dans les grandes villes de la République fédérale, Berlin, Hambourg, Cologne, Francfort, rapportait la semaine dernière le magazine allemand Der Spiegel. Sous un slogan sans équivoque - « Tard, mais pas trop tard » -, le centre y propose une récompense d’environ 33 000 $ à quiconque possède de l’information permettant l’arrestation des derniers gardiens des camps de la mort toujours en vie. Il en resterait une cinquantaine, en ce moment, au pays d’Angela Merkel. Une ligne téléphonique a été créée à cette fin.
Évacuons tout d’abord l’ironie d’un appel à la délation orchestré par un groupe dont la mission est de ramener à notre bon souvenir les atrocités perpétrées contre les Juifs, victimes d’un délire totalitaire et eugénique, oui, mais également victimes pour beaucoup de cette même délation nourrie par la « banalité du mal », comme l’a si bien exposé la philosophe allemande Hannah Arendt, dont la pensée a récemment été remise au goût du jour. La réalisatrice Margarethe von Trotta ne peut d’ailleurs qu’en être durablement remerciée.
Avec sa nouvelle campagne, le centre Simon-Wiesenthal ne se formalise pas de ce paradoxe, préférant plutôt parler d’un projet qui vise à la fois à rendre justice à toutes les victimes de l’Holocauste et à condamner ses auteurs, résume dans les pages de la publication tudesque Efraim Zuroff, directeur de l’organisme depuis ses bureaux de Jérusalem. « C’est aussi une contribution importante pour lutter contre l’oubli [de cette horreur] par les générations futures. L’âge avancé des auteurs de ces crimes ne devrait pas être une raison pour cesser les poursuites. La fuite du temps ne fait pas disparaître leur culpabilité, elle ne doit pas non plus protéger les meurtriers. »
Culpabilité en mutation
Course contre la montre, cette chasse aux derniers nazis, dont la plupart des grands leaders ont, d’une manière naturelle, déjà cassé leur pipe, est étonnante dans une Allemagne où les tribunaux ont décrété dans les années 60 et 70 que ces grands chefs nazis étaient certainement les principaux responsables, contrairement aux subalternes dont la responsabilité était plus limitée, puisqu’ils devaient répondre à une chaîne de commandement.
Or, en décembre 2011, un tribunal de Munich a modifié les perceptions en condamnant à cinq ans de prison le vieux John Demjanjuk, un Ukrainien âgé de 91 ans qui a été gardien du camp d’extermination de Sobibor, en Ukraine. Il a été reconnu coupable de complicité du meurtre de 28 060 Juifs. L’homme, qui avait émigré aux États-Unis en 1951, est mort l’année dernière.
En juin 2013, un autre ancien nazi a été arrêté pour les mêmes motifs : Laszlo Csatary, 98 ans, Hongrois soupçonné d’avoir favorisé la déportation de Juifs vers le tristement célèbre camp d’Auschwitz. Un mois plus tôt, l’Allemand Hans Lipschis s’est fait rattraper lui aussi par son passé à 93 ans. En 1941, il a été gardien dans ce même complexe militarocarcéral où l’odieux a trouvé quotidiennement sa force d’entraînement dans l’obscurantisme, la peur de l’autre, l’indolence des élites et des intellectuels, le repli des identités et ce vide de la pensée qui a fait émerger cette « obéissance consentante » dont Hannah Arendt a, par la suite, défini le cadre dans son exploration théorique des « origines du totalitarisme ».
Avec la distance, l’obsession de la poursuite des vieux nazis, dont plusieurs ont désormais perdu la conscience de leur propre existence, la faute à quelques maladies de vieux, ressemble un peu à de l’acharnement. La critique ne manque pas, d’ailleurs, d’être entendue. Mais pour le centre, elle se veut aussi une façon de faire oeuvre d’éducation dans un présent qui, ici et là, n’est pas sans présenter de troublantes similitudes avec un passé vieux de 100 ans, où les bases de cette horreur érigée en système ont été posées.
Le centre Simon-Wiesenthal le sait bien : la perte de repères et d’appartenance au monde, l’effondrement des références communes dans une société tracent la voie à la montée des idéologies, de la morale et des dogmes, qui deviennent alors, avec leurs réponses simples à des problèmes complexes, la seule forme de pensée valable, le nouveau cadre du vivre-ensemble. La polarisation des « débats » peut en être le début de l’incarnation, avec l’émergence d’une « terrifiante solidarité négative », dont parlait Arendt et à laquelle elle aimait opposer l’anticonformisme comme condition sine qua non de l’accomplissement intellectuel.
Un anticonformisme qui, en 2013, peut prendre la forme d’une ultime battue, d’une dernière chasse ciblant des artisans d’une épouvantable dérive ne pouvant plus courir pour se sauver, comme pour se donner l’impression qu’en le faisant, c’est un peu le présent qu’on sauve.