Médias - La télé ennuyante comme métaphore
Le comédien américain James Gandolfini, tête d’affiche de la série The Sopranos (HBO), est mort subitement la semaine dernière, à 51 ans, pendant un voyage en Italie. Les élégies médiatiques rappellent à quel point il aura été formidable pendant six saisons, entre 1999 et 2007. Sa composition tout en nuances d’un mafioso violent doublé d’un père de famille angoissé lui a valu trois Emmy Ewards. Les Soprano vient d’être placée en tête de liste des 101 meilleures séries « of all times » par la Writers Guild of America.
Voilà donc une production formidable, divertissante, captivante et passionnante. L’exact contraire de… De quoi au fait ? Quel est donc le nec plus ultra de la télé ennuyante ?
Les Norvégiens prétendent l’avoir inventée. En tout cas, ils mettent périodiquement à l’horaire des productions on ne peut plus endormantes.
Le premier essai concluant de cette télé soporifique a été diffusé en 2009. Un employé de la chaîne nationale a eu l’idée de placer une caméra fixe sur le train reliant la capitale Oslo à Bergen, deuxième ville du pays. Le travelling de sept heures a plu immédiatement. On peut voir des bouts de Bergensbanen (Le train de Bergen) sur YouTube.
L’audace a ensuite été amplifiée avec la diffusion de 134 heures captées pendant le cabotage des navires de la Hurtigruten, la drôlement nommée « route rapide » qui assure la liaison entre une trentaine de ports de la côte. Il en existe une version courte en ligne. Hurtigruten : Minutt for Minutt compresse le voyage en une grosse demi-heure sur fond de jazz d’ascenseur. Qu’est-ce qu’on dit ? Takk, takk, tusen takk !
La télé nationale a aussi diffusé 18 heures en direct de saumons remontant une rivière. Chaque fois, les auditoires ont gonflé par millions. Les médias sociaux ont d’ailleurs stimulé l’étrange passion. Des étudiants en fin de session ont avoué avoir négligé la préparation de leurs examens à cause du train, du bateau ou des poissons.
Il y a encore plus étonnant. Le mois dernier, Verdens Gang, quotidien le plus lu du pays, a établi un record du monde avec une entrevue de 30 heures 1 minute et 44 secondes réalisée avec l’historien et romancier Hans Olav Lahlum, intello atypique pas particulièrement télégénique. VGTV a attiré plus de 370 000 branchements avec cette expérience toujours disponible en ligne.
Un certain détachement
Les programmeurs préparent d’autres grands coups. Le Wall Street Journal parlait la semaine dernière d’un projet de tricot longue durée, toujours en direct. Des sociologues norvégiens ont évidemment tenté de comprendre le phénomène. Un des plus sobres a tout simplement observé que cette télé « ennuyante » ou « endormante » permettait précisément de se détacher lentement de l’habituelle et loufoque frénésie médiatique.
La télé contemporaine se divise en gros en trois genres : l’information, la fiction et la téléréalité. Parfois, mais trop rarement, le journalisme d’écran accouche d’enquêtes essentielles en démocratie. Au mieux, comme avec The Sopranos, la fiction télévisuelle crée des personnages forts, souvent des antihéros complexes dont il s’agit de comprendre et d’expliquer le comportement.
L’invention norvégienne explore l’ultime logique de la téléréalité, le dernier retranchement du genre. On pourrait presque parler d’une télé de caméra de surveillance, métaphore de notre monde constamment en observation. En plus, cet excès de banalité complète le modèle désenchanté et angoissé exposé avec brio par Tony Soprano.
Il y a évidemment des liens à établir avec un certain cinéma expérimental. Des films statiques d’Andy Warhol exploraient déjà cette voie. Le plan fixe Empire, sur l’Empire State Building, dure huit heures. Le documentaire Bestiaire, de Denis Côté, a récemment espionné la captivité hivernale des animaux d’un zoo. Leviathan a suivi le travail à bord d’un navire de pêche. La « boring tv » fait presque de l’art contemporain sans le savoir.
Ici, la chaîne aquarium se rapproche du modèle. Après avoir présenté l’étonnant succès à la norvégienne, cbc.ca a demandé aux internautes des suggestions de vraies de vraies adaptations à la canadienne. Des cyniques ont évidemment mentionné que nous avons déjà CPAC, la chaîne de télévision parlementaire qui retransmet les débats de la chambre des Communes, dans les deux langues, avec traducteurs simultanés.
Un rigolo, pas si bête, a proposé de filmer la construction d’un barrage de castor. Télé-Québec pourrait facilement repiquer l’idée de la Hurtigruten et du Bergensbanen. Pour compenser cette télé hypnotique, la chaîne pourrait aussi reprogrammer The Sopranos, la plus captivante des séries, maintenant orpheline.