Droit de sortie

Elles sont sept autour de la table. L’air à la fois résolu et timide. Dans cette pièce au plancher d’ardoise et au plafond de béton cannelé unis par une murale de vitraux inspirée de Mondrian, l’atmosphère est un peu austère. Serge Abiaad, critique de cinéma à la revue 24images et programmateur aux Rencontres internationales du documentaire de Montréal (RIDM), a lui aussi l’air un peu intimidé en ce lundi soir de juin au Centre de détention Tanguay. Le but de sa présence ici : animer un atelier de critique de cinéma auprès d’un groupe de détenues, une semaine après leur avoir projeté, dans la salle adjacente, le documentaire À St-Henri le 26 août, collectif produit par l’ONF et dirigé par Shannon Walsh.


Dans une minute, Serge se lancera dans son exposé, qui fera l’objet d’une écoute attentive. Dans une vingtaine, il ouvrira le débat avec les participantes afin qu’elles évoquent les impressions laissées par ce film racontant une journée dans la vie d’un quartier que plusieurs connaissent déjà, avant de les inviter à amorcer l’écriture de leur propre critique du film.


Elles s’appellent Manon, Christiane, Doris, etc. Dans une discussion qui va se détendre et aller s’intensifiant, elles évoqueront « la solidarité dans la pauvreté » dont témoigne le documentaire tourné en une seule journée par 15 réalisateurs différents. Elles s’étonneront aussi de voir que « la pauvreté n’est pas forcément synonyme de tristesse » et que la violence est absente du cadre. Certaines écoutent, d’autres parlent, un peu, beaucoup, sans interruption ni chevauchement. À St-Henri le 26 août, qui évoque en plusieurs tableaux doux-amers la solitude, la pauvreté, l’embourgeoisement, l’errance, l’exclusion, la famille, résonne dans leurs vies. Forcément. Julie-Chantal revient plusieurs fois sur la scène où le père, obligé d’aller travailler, reporte une activité prévue avec son fils. Elle se reconnaît dans le garçon délaissé, cherche des réponses à ses questions au-delà des limites proposées par la cinéaste.


Manon, ex-toxicomane, se dit épatée par l’image ensoleillée projetée par le film sur ce quartier qu’elle a toujours vu à travers des lunettes grises, sous l’effet de la drogue. Christiane, qui planche présentement sur l’écriture du roman de sa vie, a revécu à travers le documentaire son exode de l’Estrie vers la ville, lorsqu’elle était enfant : « Ce film, c’est mon patrimoine », déclare-t-elle, catégorique.


« C’est un public généreux, dans l’émotion, dans le contact humain »,m’avait annoncé la semaine dernière Charlotte Selb, maître de chantier des RIDM en milieu carcéral. Inaugurée en 2012, l’activité vise à « approfondir leur connaissance des différentes étapes de création d’un film et d’aiguiser leur regard critique ». En deux ans, elle semble avoir trouvé sa place, sa raison d’être, notamment à Tanguay, où la passionnée Aline White, conseillère en milieu carcéral, agit telle une courroie de transmission entre l’intérieur et l’extérieur.


Les établissements de Joliette (centre de détention fédéral pour femmes) et de Bordeaux (voisin de Tanguay, pour hommes) accueillent eux aussi cette activité soutenue par la Société Elizabeth Fry du Québec et le programme Culture et communauté de la Ville de Montréal.


Les films au programme cette année ? Alléluia, Ma vie réelle, L’imposture, Les fros, L’or des autres. « On cherche des films qui peuvent leur parler, mais aussi des films qui peuvent les emmener ailleurs », explique Charlotte Selb, également directrice artistique des RIDM. Une nuance s’impose : « Nous ne sommes pas des travailleurs sociaux. Notre mission consiste à leur montrer des films et à les faire s’exprimer. Nous sommes dans un rapport d’échange, pas dans un rapport d’aide ou de thérapie. »


Au plan humain, la Maison Tanguay, qui abrite 200 femmes issues de tous les horizons, le plus souvent de la pauvreté, tire le meilleur bénéfice de ces droits de sortie cinéma. La prison soustrait les détenus au regard des autres. Une activité comme celle-ci brise l’isolement et les aide à se projeter dans l’avenir, au-dehors. En nous raccompagnant à la porte à la fin de l’activité, Aline White me fait remarquer, en signe d’appréciation de ma présence : « On entend parler des milieux carcéraux quand il y a des problèmes. Rarement lorsqu’il s’y passe des choses positives. » Dans ma tête, les mots d’une détenue, qui commentait une image du film montrant le profil des gratte-ciel de Montréal, à quelques kilomètres d’où nous sommes, me sont restés en mémoire : « C’est tellement beau de voir la ville de même… Ça te donne le goût d’y aller. »


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À surveiller : les textes des participantes à l’atelier d’écriture paraîtront en ligne dans le blogue des RIDM.

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