La marche sur les oeufs

On ne fait pas d’omelette sans casser des oeufs, dit le proverbe. En politique, on marche plus souvent dessus en s’efforçant de ne pas les briser, mais la circonspection avec laquelle le gouvernement Marois a accueilli la décision de la Fédération de soccer du Québec (FSQ) d’interdire le port du turban n’est pas moins étonnante quand on sait à quel point la promotion des « valeurs québécoises » lui tient à coeur.


La première ministre s’est portée à la défense de l’« autonomie » de la FSQ, bafouée par l’Association canadienne de soccer (ASC), mais aucun membre du gouvernement n’a voulu se prononcer sur le fond de la question.


« Si le Québec disposait de sa pleine souveraineté politique, une telle situation ne pourrait pas se produire », a fait valoir Option nationale dans un communiqué de presse. Certes, c’en serait fini des sempiternels conflits de juridiction, mais la question est plutôt de savoir si le port du turban sur les terrains de soccer serait carrément interdit dans un Québec souverain.


Le problème est que l’argument mis en avant par la FSQ ne tient pas la route. Mme Marois a eu beau dire qu’elle « la supporte dans ses orientations », personne au gouvernement ne croit sérieusement à l’existence d’un problème de sécurité. Il s’agit tout simplement de respecter un code vestimentaire, mais on ne commencera tout de même pas à se chamailler avec la FSQ.


« On part du principe que la Fédération a le droit de décider ce qui se passe sur les terrains de soccer du Québec », s’est contenté de dire le ministre des Institutions démocratiques et de la Participation citoyenne, Bernard Drainville. Fort bien, mais la « gouvernance souverainiste » en matière de sport peut-elle s’appuyer sur une fausse prémisse ?

 

***


Manifestement, M. Drainville n’avait aucune envie de lancer maintenant, et sur un cas d’espèce, le grand débat existentiel que le gouvernement a précisément décidé de reporter à l’automne. D’ailleurs, il n’est pas dans ses intentions de réglementer le port de signes religieux dans l’espace public, mais simplement dans l’administration publique.


Qu’il le veuille ou non, le procès des « valeurs québécoises » n’en a pas moins repris au Canada anglais, et on peut compter sur les médias du ROC pour annoncer à la planète tout entière que le Québec est en proie à une nouvelle crise de xénophobie, allant même jusqu’à suggérer aux jeunes sikhs qui veulent pratiquer le soccer d’aller « jouer dans leur cour ».


« La bonne nouvelle est que les politiciens fédéraux sont moins enclins que jamais à marcher sur des oeufs », se réjouissait mercredi un chroniqueur du National Post, Chris Selley. Aussi bien les ténors conservateurs que Thomas Mulcair et Justin Trudeau semblent en effet déterminés à faire face à l’hydre québécoise.


Ce n’est pas comme ces fédéralistes québécois - tous des pleutres, aurait dit Pierre Elliott Trudeau - qui n’osent pas dire clairement leur fait à ces damnés séparatistes, déplorait le chroniqueur. D’ailleurs, où en trouveraient-ils le courage, alors que 87 % des Québécois se disent opposés à ce que les sportifs portent des signes religieux, selon le sondage effectué par Léger Marketing pour le compte du gouvernement.


***


Même si le style n’est pas encore très élégant, François Legault est devenu un adepte de la marche sur les oeufs dès qu’il est question d’identité. À défaut de choisir son camp, le chef de la CAQ a distribué équitablement les torts. L’ASC n’aurait pas dû exclure la FSQ, et celle-ci n’aurait pas dû interdire le turban. Heureusement, « il y a de la place pour que les gens se parlent ». Toute une contribution au débat.


Chat échaudé craint l’eau froide. Philippe Couillard, qui s’est fourvoyé royalement dans sa tentative de faire amender le projet de loi sur les élections à date fixe pour plaire à la communauté juive, qui n’en demandait pas tant, a choisi d’éviter la question par la fuite vers le haut. Plutôt que de s’empêtrer dans un cas trivialement concret, prenons de la hauteur en tenant un « débat rationnel » sur les valeurs essentielles pour notre identité, cette grande « conversation » sur nous-mêmes qu’il a promise durant la course au leadership.


Il ne faut surtout pas laisser cette « tentative de diversion » nous distraire de l’incertitude économique engendrée par la gestion incohérente du PQ et des coupes massives provoquées par sa « social-démocratie de façade ». La marche sur les oeufs est un peu comme la bicyclette : même si on n’en a pas fait pendant plusieurs années, cela ne s’oublie pas.

À voir en vidéo