Quand Ottawa piétine

À la mi-mai, le corps de Tim Bosma, disparu depuis huit jours, est retrouvé. L’affaire ayant semé l’émoi en Ontario, le premier ministre Stephen Harper exprime aussitôt ses condoléances à la famille par l’entremise de son compte Twitter. La semaine précédente, les restes de Myrna Letandre, une femme autochtone déclarée disparue depuis sept ans, étaient retrouvés par la police de Winnipeg. Sa famille n’a eu droit à aucun message de condoléances du premier ministre.


M. Harper ne peut réagir à tous les drames, mais ses choix en disent beaucoup et, dans ce cas-ci, sur l’attitude de son gouvernement dans le dossier des femmes autochtones tuées ou disparues. Alors que les provinces, les organisations autochtones, les associations de défense des libertés civiles demandent une enquête publique indépendante sur cette tragédie, le gouvernement résiste. On parle pourtant de près de 600 femmes tuées ou disparues, dont la moitié au cours des dix dernières années.


Devant la pression croissante exercée par la mobilisation autochtone de l’hiver dernier, le gouvernement a cédé un brin, acceptant la proposition libérale de mettre sur pied un comité spécial des Communes sur la violence faite aux femmes autochtones. Une manière de gagner du temps car, non seulement les travaux du comité avancent-ils à pas de tortue, ils dédoublent en grande partie ceux du Comité de la condition féminine. Ce dernier a présenté un rapport sur le sujet pas plus tard qu’en décembre 2011, un rapport resté lettre morte.

 

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Ce n’est pas le seul dossier qui fait du surplace. Mardi prochain, cinq mois se seront écoulés depuis la dernière rencontre au sommet entre le premier ministre Stephen Harper et les chefs autochtones. Ce sera aussi le cinquième anniversaire des excuses historiques faites aux victimes des pensionnats autochtones. Les Premières Nations attendaient beaucoup de ces événements. Elles attendent toujours.


La seconde rencontre au sommet entre M. Harper et le grand chef de l’Assemblée des Premières Nations (APN), Shawn Atleo, qui devait avoir lieu quelques semaines après la première, n’a toujours pas eu lieu. M. Atleo n’en voit tout simplement pas l’utilité. Il l’a dit à maintes reprises. Il ne veut pas d’un tête-à-tête qui ne donnerait aucun résultat concret.


En entrevue à La Presse canadienne la semaine dernière, M. Atleo a reconnu qu’il y avait eu quelques progrès, mais on comprenait que ces derniers sont loin d’être suffisants. Dans les cercles politiques autochtones, on parle d’une grande frustration.


Les sources d’insatisfaction ne manquent pas d’ailleurs. Le gouvernement se bat depuis 2007 contre des allégations de discrimination à l’endroit des enfants autochtones, tout cela parce qu’il refuse d’offrir aux services à l’enfance dans les réserves le même niveau de financement que celui que les provinces versent aux services hors réserve. Le Tribunal canadien des droits de la personne a entrepris des audiences sur le sujet ce printemps après que le gouvernement eut perdu un appel destiné à freiner les procédures. Mais à la mi-mai, Ottawa demandait la suspension des audiences parce que… il tarde lui-même à fournir les documents exigés.


En mars, l’enquêteur correctionnel Howard Sapers rendait public un rare rapport spécial sur la surreprésentation des autochtones en milieu carcéral. Les autochtones représentent environ 23 % des détenus fédéraux alors qu’ils ne représentent que 4 % de la population canadienne. Interrogé à ce sujet aux Communes, le premier ministre a alors rétorqué que, si ces gens sont en prison, c’est parce que des juges les y ont envoyés.


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Le gouvernement n’hésite pas non plus à utiliser le bâillon pour faire avancer des projets de loi qui touchent directement les autochtones. Actuellement, trois d’entre eux avancent à toute vapeur aux Communes. Le premier, le projet S-2, vise à mieux protéger les femmes autochtones vivant dans les réserves au moment d’une rupture ou du décès du conjoint. Le second projet, S-6, porte sur l’élection et le mandat des chefs et des conseillers de certaines Premières Nations. Le troisième, le S-8, porte sur la salubrité de l’eau potable sur les terres des Premières Nations. Le principe de ces projets ne soulève pas nécessairement d’objections, mais il en va autrement des détails et de la façon dont ils ont été élaborés, encore une fois sans la participation des premiers intéressés.


Comme si cela n’était pas assez, 43 organisations autochtones ont appris le 3 juin que le gouvernement allait réduire radicalement les fonds qui leur sont versés. À elle seule, l’APN voit le financement de ses projets réduit de 30 % en 2013-2014. Et à l’avenir, indique une lettre du ministère des Affaires autochtones obtenue par Postmedia News, le financement sera réservé aux projets dont les résultats sont clairs, réalisables et « liés aux priorités du ministère ».


En d’autres mots, là comme ailleurs, Ottawa croit savoir mieux que les autochtones ce dont ils ont besoin. Il aurait intérêt à écouter M. Atleo. Il a bien vu que l’ampleur de la mobilisation qui se prépare pour cet été sera influencée par la pose ou non de gestes concrets par M. Harper. La balle est donc dans le camp du premier ministre.

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