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L’art sert plus que jamais de marchepied commode à la vente de produits, montrent Gilles Lipovetsky et Jean Serroyle dans «L’esthétisation du monde».
Photo: Agence France-Presse (photo) Jacques Demarthon L’art sert plus que jamais de marchepied commode à la vente de produits, montrent Gilles Lipovetsky et Jean Serroyle dans «L’esthétisation du monde».

En novembre 2012, Suicide, une sérigraphie sur papier produite par Andy Warhol, a été achetée 16,3 millions de dollars. Vingt ans plus tôt, elle avait été payée 132 000 $. C’était déjà une bonne somme pour une oeuvre sur papier.

Désormais, les histoires du genre ne se comptent plus. Il en pleut.


Le marché mondial de l’art s’est peu à peu transformé. D’affaires plus ou moins confidentielles conduites dans des galeries pour initiés qu’il était, le marché de l’art appartient désormais en grande partie aux maisons de ventes aux enchères, où se côtoient le gratin de la haute finance et l’hyperbourgeoisie planétaire.


Sotheby’s et Christie’s, les géants des parquets de vente, se partagent la part du lion. Semaine après semaine, ils annoncent à qui mieux mieux les sommes mirobolantes déboursées pour des oeuvres de Jeff Koons, de Mark Rothko ou de Pablo Picasso. Il est à noter que les jeunes artistes commandent tout spécialement des prix vertigineux par rapport à leurs illustres devanciers.


L’art apparaît de plus en plus comme le hochet préféré du marché triomphant. Voilà un autre signe des temps, de notre temps.


D’où vient ce nouvel engouement financier pour l’art ? Qu’est-ce qui, dans pareille stratosphère, là où l’air se fait de plus en plus rare, fait tenir cette immense bulle qui semble se gonfler sans fin ?


Pour l’essayiste Thomas Franck, les hommes des grandes affaires se conçoivent de plus en plus comme des artistes en leur genre. Ces gens se croient libres parce qu’ils ont intégré à leur existence un système de valeur marchand qu’ils ont appris à confondre à qui mieux mieux avec celles de la bohème irrévérencieuse du XIXe siècle. Ils nagent dans l’illusion de cette projection divine qu’ils se font d’eux-mêmes.


Dans le plus récent numéro du magazine Harper’s, Thomas Franck explique que, depuis des années, les livres les plus populaires chez les gens d’affaires comparent avantageusement leur monde à celui des grands artistes de l’histoire. Il fait comparaître devant sa thèse une étonnante suite d’exemples. Pas étonnant, du coup, qu’après un moment de pareil martelage idéologique tous ces braves gens se croient frères de sang avec Van Gogh, Renoir, Picasso ou Joan Mitchell.


Sur le fond, en moins tranchant et en beaucoup plus descriptif, c’est aussi ce qu’avancent Gilles Lipovetsky et Jean Serroy dans L’esthétisation du monde, un livre qu’ils viennent de consacrer à « l’âge du capitalisme artiste ».


On y lit ce que l’on sait déjà, mais pour quoi les mots manquent parfois, tellement la mâchoire nous décroche devant le racolage dont fait preuve aujourd’hui l’univers marchand. Tout est de plus en plus esthétisé, avec une vitesse de substitution d’un produit de consommation courant par un autre qui va à un rythme croissant. L’art même - on ne s’en rend pas toujours compte - sert plus que jamais de marchepied commode à la vente de produits, montre ce livre.


Tenez, métro Place-des-Arts, à côté du Devoir, des artistes proposent à pleins murs leurs oeuvres comme une garantie de la valeur esthétique des bolides d’une simple marque automobile. Ça donne envie d’aller prendre le métro ailleurs, à Notre-Dame-des-Bois, par exemple, près du mont Mégantic, là où un artiste, Klaus Scherübel, vient de construire un édicule de métro qui ne conduit à rien d’autre qu’à son oeuvre.


Non seulement l’art attire plus que jamais les patrons du capitalisme, mais il a façonné une nouvelle façon de vivre, soutiennent Gilles Lipovetsky et Jean Serroy.


Tout est désormais esthétisé. Donc tout est devenu affaire d’images et de leur consommation, dans une vaste opération sans cesse renouvelée de mise en conformité avec les réalités du marché mondialisé.


L’art a servi longtemps à élever, à s’extraire. Le voici qui cherche à faire vendre, à rendre désirable la voiture dont vous n’aviez justement pas besoin.


Dans un processus d’obsolescence stylistique accéléré, celui que l’on utilisait autrefois pour la mode, on vend aujourd’hui des téléphones et d’autres objets de consommation ordinaire dont la satisfaction est liée de près à l’allure et aux codes sociaux qui leur sont associés.


À défaut d’être soi-même le détenteur d’un style, d’une capacité ludique particulière, d’un sens de l’humour, il faut que les objets de nos vies en donnent l’impression. Cela produit en définitive des hordes de codes suspendus dans le vide de leur insignifiance.


Pourquoi ai-je soudain l’envie pressante de partir à vélo monter la grande côte de Notre-Dame-des-Bois pour ensuite, peut-être, attaquer celle plus pentue encore qui conduit jusqu’à l’observatoire du Mont-Mégantic ?


Depuis l’estrade


Toutes les fois que je publie ne serait-ce que quelques mots sur la crise du livre, il y a toujours une poignée de gérants d’estrade qui s’empressent de lever le doigt pour me faire part de leur grande découverte de l’heure : « Monsieur Nadeau, disent-ils tous en choeur, il est normal que le livre numérique prenne la place du livre papier. Tout se dématérialise. Vous n’y aviez pas pensé ? »


Ben non, je n’y avais pas pensé… C’est bête de ma part. Où donc avais-je la tête ?


Alors, comme ça, tout se dématérialise ? Y compris la pensée ? Incroyable !


« Les librairies, c’est du passé, comme les CD, monsieur Nadeau. »


La prochaine fois que vous avez envie de m’écrire ça, soyez gentils : écrivez à quelqu’un d’autre.


D’abord, il n’est pas vrai que le livre numérique en soit arrivé au stade où il condamne le livre papier à mourir. Toutes les données du marché du livre montrent que le numérique avance à la vitesse d’un escargot par rapport à l’idée qu’on se fait de sa progression. Chez nous, le livre numérique ne représente qu’un maigre 1 % du marché. Les enthousiastes imaginent qu’il comptera peut-être pour 5 % d’ici un moment. Vous voyez, il y a dans les faits pas mal de marge encore pour le papier.


Par contre, il est vrai de dire que les livres de format papier se vendent de plus en plus via Internet.


Pour vous vendre tout et n’importe quoi, en vous donnant l’impression qu’ils font bien mieux que des libraires, les grandes plateformes numériques comme Amazon se sont dotées de structures informatiques surpuissantes qui conditionnent vos recherches et vos choix en fonction de leurs intérêts commerciaux.


Au sujet de ces nouveaux outils de marketing dont disposent ces Goliath du commerce, lisez « Pêcher le client dans une baignoire », l’excellent article que viennent de publier Ariane Krol, journaliste à La Presse, et Jacques Nantel, professeur de marketing à HEC, dans le numéro de juin du Monde diplomatique. Vous y apprendrez pourquoi vous n’êtes plus des lecteurs, mais une simple probabilité de vente.


La librairie, c’est aussi une résistance contre cette bête googleisation du monde.


Les arts et les lettres restent autre chose que de la culture formatée à l’heure de la communication, comme le rappellent les libraires.


Les professeurs qui ont publié cette semaine un manifeste contre le changement de dénomination du programme « Arts et lettres » dans leurs collèges ne disent pas autre chose.


« Culture et communication » à la place d’« Arts et lettres » ? Comme ICI à la place de Radio-Canada ?


Tant qu’à baisser les bras aussi bêtement que nos gouvernements devant les exigences de la transmission de la culture, pourquoi ne pas tout simplement rebaptiser le programme collégial « Industries culturelles et réseautages » ?

Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

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