Jacques Laurin, le linguiste content


	Les journalistes Céline Galipeau, Anne-Marie Dussault, Charles Tisseyre, Marie-France Bazzo et plusieurs autres ont bénéficié des conseils de Jacques Laurin.
Photo: Annik MH de Carufel - Le Devoir
Les journalistes Céline Galipeau, Anne-Marie Dussault, Charles Tisseyre, Marie-France Bazzo et plusieurs autres ont bénéficié des conseils de Jacques Laurin.

Le linguiste Jacques Laurin est un homme chic, qui a de la prestance. Il y a une vingtaine d’années, j’ai croisé, rue Saint-Denis, un monsieur que je ne connaissais pas, mais dont l’allure m’inspirait la réaction suivante : ce type est une vedette de quelque chose. C’était lui. J’ai appris, ensuite, qu’il s’agissait bien d’une vedette, un peu de la télé, mais surtout de la langue française. J’ai d’ailleurs souvent consulté, depuis, certains de ses ouvrages de référence, notamment cette excellente petite synthèse grammaticale qu’est Améliorez votre français (L’Homme, 2011).

Laurin a écrit plus d’une dizaine de livres consacrés à la langue française. Cette saison, à 82 ans, il s’offre un pas de côté en racontant sa vie dans Chroniques d’un homme heureux. Autobiographie rédigée en style libre, cet ouvrage, comme son titre le suggère, n’emprunte pas la logique chronologique habituelle. Laurin, pour explorer ses souvenirs, a plutôt opté pour une division thématique (l’enfant, l’étudiant, le professeur, le communicateur, le coach, le directeur, l’éditeur, l’amoureux et le solitaire), un choix qui lui permet de naviguer à sa guise d’une époque à l’autre et qui dynamise l’ensemble.
 
Que du bonheur

« L’amour, le travail et le plaisir ont régné sur ma vie », avoue Laurin. On ne trouvera donc pas, dans ce livre, de complaintes, de remords ou de ressentiment. À une époque thérapeutique comme la nôtre, où il est presque devenu obligatoire d’avoir été blessé par la vie pour être intéressant, un tel récit, habité de bout en bout par le bonheur, est une rareté et fait rudement du bien. Eh oui, être heureux, aimer son travail, ne pas passer son temps à se plaindre et ne pas concevoir sa vie comme une longue thérapie, ça se peut !

Laurin, qui a notamment été conseiller en communication orale pour des dizaines de journalistes de radio et de télévision, n’hésite pas à dire qu’il a eu une vie facile. Élevé dans l’amour, à Montréal, par des parents de milieu modeste, le linguiste raconte son enfance avec simplicité et effusion. Il était, confie-t-il, « heureux à l’école » et ailleurs.

« L’Église, note-t-il, a joué un grand rôle dans ma tendre enfance et j’en garde un excellent souvenir. » Vers l’âge de 15 ans, il avoue à son confesseur qu’il pratique avec fougue « la communication avec [son] pénis ». Le prêtre, courroucé, lui lance : « Mais tu n’es pas un animal ! » Laurin n’en fait pas tout un plat. Il cessera, simplement, d’aller à confesse. « J’étais libéré, écrit-il. La joie de vivre est entrée dans mon cœur et dans mon corps. Elle ne m’a plus jamais quitté. »

L’affirmation de ce rapport libre et joyeux au sexe revient souvent dans ces pages. Laurin s’amuse, en effet, à raconter ses branlettes de collégien, une visite chez les danseuses nues, ses aventures sexuelles de guide de voyages et ses multiples histoires de cœur. Auteur d’une Grammaire érotique (La Musardine, 2011), le linguiste cultive avec un plaisir non dissimulé l’art du propos égrillard. Une de ses chics compagnes, raconte-t-il, lui lance un jour un direct « Jacques, fourre-moi ! », qui lui inspire cette réaction : « Ce mot dans la bouche d’une femme raffinée surprend, étonne, excite ! Effet foudroyant ! […] Je vous en parle comme ça, en toute simplicité ; linguiste, je suis sensible au mot… » Et au reste, puisqu’une autre de ses amantes sculptera son pénis en érection !
 
L’enseignement comme fil conducteur

Docteur en linguistique de l’Université de Strasbourg — sa thèse, qui lui a valu un moment de célébrité mondiale, a pour titre Le rythme dans les discours du général de Gaulle —, Laurin identifie l’enseignement comme le fil conducteur de sa vie. Il a, en effet, été enseignant au primaire, au secondaire et au collégial, il continue d’enseigner le français, l’été, en Chine (cette année encore, il y sera à partir du 27 mai), et ses fonctions de coach (il est étonnant que ce traqueur d’anglicismes n’utilise pas plutôt le mot « mentor ») auprès d’une centaine de journalistes ou d’éditeurs, aux éditions de l’Homme, ont aussi été, d’une certaine façon, celles d’un professeur.

Des journalistes renommés comme Céline Galipeau, Anne-Marie Dussault, Charles Tisseyre, Marie-France Bazzo et plusieurs autres ont bénéficié de ses conseils concernant « la couleur de la voix, le regard, la prononciation, le rythme, le vocabulaire, la phrase parlée, la langue, la projection, la respiration, la technique du micro et de la caméra et l’intériorité, et même la coiffure et la tenue vestimentaire ».

Un peu guindé dans l’allure et dans l’expression, attaché aux bonnes manières à l’ancienne et trop prolixe au sujet de ses expériences de fin gastronome (on s’en fout), Laurin entretient une nostalgie de l’école corsetée d’antan où « l’uniforme, le bon français, le savoir-vivre étaient de mise et même de rigueur ». Il n’évite pas, non plus, les clichés quant à la dégradation du français chez les jeunes Québécois d’aujourd’hui, un constat démenti par des connaisseurs comme le professeur de littérature Benoît Melançon et la linguiste Marie-Éva de Villers. Plus professeur de préciosité que linguiste, ici, Laurin manque de rigueur dans ce dossier.

Sûr de lui et fier de ses réalisations dont il n’hésite pas à s’attribuer le mérite, Jacques Laurin flirte souvent, dans ce livre, avec la prétention. Là où certains verront un défaut, j’ai envie de voir une qualité. L’homme a eu une belle vie, est heureux, a réalisé de belles choses professionnellement en aidant les autres et il le dit avec élégance, dans la joie. Ça ne donne pas une grande œuvre littéraire, mais ça nous change des lamentations thérapeutiques contemporaines, accompagnées de clichés sur la résilience. Ce ne fut que du bonheur, proclame le linguiste content. On s’en réjouit avec lui.

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