Repères - Wikifusils
Grâce à l’imprimante tridimensionnelle, les merveilles de la réalité virtuelle peuvent facilement se téléporter jusqu’aux rivages prosaïques du monde matériel.
C’est impressionnant. L’hiver dernier, j’ai pu admirer la magnifique statuette en plastique d’un personnage de dessins animés qui a été fabriquée de cette façon.
L’imprimante coûte dans les 10 000 $, mais, comme pour tous les nouveaux bidules à pitons et à gigaoctets, il suffit d’attendre quelques années pour que le prix soit divisé par dix.
Avec cette machine, on peut fabriquer toutes sortes d’objets, en série si on veut, y compris, bien entendu, des fusils pour se protéger ou pour aller refroidir les ennemis de son choix.
C’est ce qu’ont probablement commencé à faire quelques internautes en téléchargeant gratuitement les plans et devis d’un pistolet en plastique mis en ligne par Defense Distributed, une société qui se confond avec un jeune étudiant en droit de l’Université du Texas, Cody Wilson. On dit « probablement », parce qu’on ne sait pas combien de ces geeks possèdent une imprimante 3D ni combien vont s’en servir pour fabriquer l’objet proposé. En revanche, on sait qu’il y a eu plus de 100 000 téléchargements en deux jours la semaine dernière, surtout aux États-Unis.
L’entreprise de Cody Wilson a obtenu du Bureau of Alcohol, Tobacco and Firearms un permis pour fabriquer des armes à feu. Sous la pression d’élus du Congrès, le Département d’État l’a cependant forcée à retirer les plans du fusil en plastique de son site Internet la semaine dernière, invoquant de possibles violations des lois sur les exportations d’armes. La Toile étant ce qu’elle est, les fichiers ont pu réapparaître sur d’autres sites, dont celui de Pirate Bay.
Le pistolet semi-automatique qui défraie la chronique s’appelle Liberator, comme les armes de poing parachutées par les alliés en Europe dans les pays occupés par les nazis. Est-ce à dire que le gouvernement fédéral américain constitue une puissance occupante qui devrait être détruite par la force ? C’est exactement ce que pensent les purs et durs de la mouvance libertarienne.
« Ce fusil peut tirer de vraies balles, s’est exclamé Charles Schumer, le sénateur démocrate de l’État de New York. Qu’il s’agisse d’un terroriste, d’un malade mental, d’un homme qui bat sa femme ou d’un repris de justice, n’importe qui, à toutes fins utiles, peut maintenant ouvrir une manufacture d’armes à feu dans son garage. Il faut empêcher ça ! »
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Cette histoire fait entrer le débat sur les armes à feu dans une nouvelle dimension, car les partisans de la liberté d’expression sur le Web pourraient bien conclure une alliance de circonstance avec les amateurs de fusils. Mais est-ce si certain ? En tant que lobby des fabricants d’armes à feu, la National Rifle Association devrait essayer de contrer la concurrence des producteurs « wikis », partisans de la gratuité tous azimuts. En tant que défenderesse du deuxième amendement, c’est-à-dire du droit de porter des armes, la NRA peut difficilement s’opposer à une nouvelle filière qui permet d’accéder à ces objets, cependant.
Samuel Colt, le concepteur du célèbre « calibre 45 », aurait dit : « Dieu a créé les hommes, mais c’est moi qui les ai rendus égaux. » Cody Wilson pourrait en dire autant.
Le centre de recherche Pew a révélé que le nombre d’homicides a baissé de moitié depuis le sommet atteint en 1993 chez nos voisins du Sud. C’est assurément une bonne nouvelle. On en déplore quand même plus de 10 000 par année, ce qui fait des États-Unis le pays démocratique et industrialisé qui affiche le plus fort taux d’homicides par armes à feu.
Ce qui est particulièrement inquiétant, c’est que la société américaine semble générer un nombre croissant de cinglés qui parviennent à se procurer ces armes et qui commettent des tueries horribles comme celles d’Aurora et de Newtown. Ou des malfrats qui tirent sur une foule réunie pour célébrer la fête des Mères à La Nouvelle-Orléans.
Le Congrès américain n’arrive pas à adopter la moindre loi sur les armes à feu ayant des dents. De toute façon, « les contrôles de sécurité, les vérifications des antécédents et les règlements ne seront pas d’un grand secours si les criminels peuvent imprimer des armes à feu en plastique chez eux et franchir les détecteurs de métal sans sonner l’alarme », s’inquiète le représentant démocrate Steve Israel.