Les vertiges et l’innocence

La fille avec sa tuque de Schtroumpfette penche un peu la tête, sa main posée sur celle de son chum. Le visage encadré par une casquette, des boucles de cheveux et un capuchon, il lui embrasse la joue. On les dirait seuls au monde, et en même temps baignés par cette même lumière qui chauffe la foule au milieu de laquelle ils sont plantés.


Ce sont les sujets d’une photo de Pedro Ruiz en une du Devoir de lundi : un couple - des jeunes, je dirais 18 ans - maquillé en vert pour la Marche de la Terre. Vous les avez remarqués aussi, j’ai vu. Sur mon fil Facebook, le cliché n’a cessé de réapparaître cette semaine, accompagné d’un commentaire analogue à celui que je m’étais fait en les voyant : hon, sont donc ben beaux.


Mais puisqu’ils sont peinturlurés en vert, qu’ils étaient de ce grand rassemblement écolo, m’est aussi venue l’idée qu’ils devront résoudre un immense problème si le sort du monde les intéresse : réconcilier l’écologie et l’économie.


Ou comment être, comme le suggère leur photo, seul au monde et au milieu de celui-ci en même temps.


Seul, parce que l’économie trouve son carburant dans l’assouvissement de désirs qui renvoient toujours à soi. Au milieu du monde, parce que l’eau, la terre, l’air, toutes les merdes qu’on met dedans au nom de cette même économie. Puis aussi la pauvreté, l’indigence intellectuelle. Et toutes les cochonneries avec lesquelles on se divertit pour éviter d’avoir à réfléchir à ceci : no man is an island, comme disait le poète.


Personne n’est une île.


Un défi pour eux, donc, ainsi que pour tous leurs contemporains qui héritent de ce climat schizophrène. Ces jeunes que les chroniqueurs décalés du réel sont si prompts à montrer du doigt. Comme si la jeunesse avait forgé les contradictions de la société dans lesquelles elle doit se dépêtrer.


Il y a quelques semaines, ma fille de huit ans avait comme devoir d’inventer un jeu de société fabriqué avec des objets recyclés. Ce genre d’activité est au programme dans toutes les écoles, cela permet d’inculquer aux enfants des notions anti-gaspillage, de réutilisation et de recyclage des matières. C’est très bien.


Mais comment le début de cette prise de conscience peut-il faire contrepoids devant l’effarant effort du marketing à fabriquer de l’envie pour des choses qui doivent être immédiatement remplacées par d’autres ?


Comment exposer que recycler, c’est une goutte dans l’océan d’un consumérisme aussi aveugle que destructeur ? Comment dire que, s’il fallait vraiment prendre un tournant significatif, c’est tout notre mode de vie qui devrait prendre la tangente ? Et qu’il faudrait donc renoncer à tous les cossins qu’on achète pour acheter, parce que le geste d’appropriation nous procure un sentiment de bien-être.


Comment dire au monde qu’il est dans l’erreur quand il assure la prospérité de la société dans laquelle il vit, et dont l’économie repose essentiellement sur son envie d’avoir plutôt que d’être ?


Comment, oui, quand les racines sont si loin en terre que la souche ne veut pas bouger ?


Tenez. On n’a jamais autant parlé de pollution des villes, de transport en commun. Chaque année, on fait la course entre voitures, vélos et autobus. L’auto arrive presque toujours dernière. Et pourtant, entre 2006 et 2011, le parc automobile de la région de Québec a augmenté deux fois plus vite que la population.


Comprenez-vous ? L’écologie ne peut pas gagner parce que la prise de décision, pour le moment, ne s’appuie sur aucune logique. On est dans l’émotion. Dans la satisfaction immédiate. Et aussi dans la volonté de maintenir la stabilité d’un système, faute de pouvoir s’imaginer le monde autrement.


Les terres agricoles deviennent des parcs à condos. Les centres commerciaux sont bondés tous les jours. Des villages - comme le Dix30 - se créent autour de la seule idée du commerce. Et dans cette foulée, nous produisons toujours plus de déchets dont une partie se retrouve dans le bac à recyclage pour apaiser nos consciences.


La moindre bouderie des consommateurs menace de se transformer en récession qui, elle, dévisage l’équilibre social. Lorsque, en décembre dernier, les consommateurs ont été plus sages, on a vu les économistes faire la moue et pronostiquer avec morgue le ralentissement des marchés.


Et moi, comme tant d’autres, je me suis mis à grincer des dents. Parce que chaque annonce de la plus petite secousse économique met en péril ma quiétude, je suppose.


Si j’ai trouvé ces jeunes si beaux sur cette photo, ce n’est pas parce que je les imagine en train de tout régler, réconciliant l’épargne et le consumérisme, choisissant entre la faillite de l’économie et celle de notre écosystème.


J’aime songer qu’ils croient à une autre voie. Et que c’est de cette foi en eux-mêmes qu’ils tirent leur quiétude.


En proie à mille vertiges, j’envie leur innocence.

Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

À voir en vidéo