Ian Lafrenière, les services secrets et Barbra Streisand

Il va falloir revoir sa conception du monde. En 2013, l’effet Streisand, ce n’est plus que le contrecoup sur un tympan des tonalités sonores de Warm All Over ou Happy Days Are Here Again. L’effet Streisand, c’est aussi un phénomène numérique et social bien de son temps qui se manifeste lors d’une tentative de censure, d’une poursuite judiciaire abusive en donnant du volume à un document que l’on cherche à faire disparaître ou à une déferlante de commentaires négatifs ciblant la personne, l’entreprise ou l’institution à l’origine de l’attaque.


L’actualité des derniers jours en a produit deux jolies illustrations : au Québec, avec la sombre histoire d’une photo d’art urbain partagée sur un réseau social et qui a valu une arrestation en règle à l’auteur du cliché ; en France, avec la tentative manquée de censure d’une page Wikipédia par les services secrets qui, tous deux, ont ramené le patronyme de la diva des États sur le devant de la scène.


Pourquoi Streisand ? Parce que c’est la chanteuse qui, bien malgré elle, a donné le « la » sur cette manifestation. C’était en 2003. Elle a voulu empêcher la diffusion d’une photo aérienne montrant sa résidence luxueuse de Malibu. Celle située sur la promenade Zumirez, pour être précis. Le cliché avait été pris par un photographe scientifique dans le cadre d’un projet de documentation de l’érosion de la côte (le California Coastal Records Project). Il aurait pu rester dans sa marge, mais la procédure judiciaire, en révélant son existence, a attiré le regard de millions d’internautes sur le site Pictopia où il avait été déposé. Visa le noir, tua le blanc, quoi.


Collage litigieux


C’est un peu ce qui s’est passé, la semaine dernière à Montréal après l’arrestation par le Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) de Jennifer Pawluck, une jeune fille de 20 ans qui, quelques jours plus tôt, avait eu la mauvaise bonne idée de partager avec sa communauté numérique, par l’entremise du réseau Instagram, une photo prise dans la rue dans le quartier Hochelaga-Maisonneuve. L’image montrait un collage artistique posé sur un mur représentant le visage caricaturé de Ian Lafrenière, porte-parole du SPVM, devenu bête noire de la jeunesse au carré rouge depuis le printemps dernier, le front troué par ce qui pourrait être un projectile d’arme à feu.


Pas très poétique, il faut en convenir, la photographie, partagée entre amis dans un cercle numérique dont ils avaient sans doute oublié la nature publique, aurait pu conserver son caractère confidentiel et son mauvais goût pour elle. Sauf que, l’arrestation de la jeune fille, accusée d’avoir, par cette diffusion, harcelé un policier avec pour conséquence de lui faire « raisonnablement craindre pour sa sécurité », selon le mandat d’arrestation, a rapidement, dans les univers numériques, et avec des cris d’indignation, propulsé la photographie au-delà de ce petit groupe restreint.


Elle s’est retrouvée un peu partout sur la Toile, mais aussi dans les médias locaux et internationaux qui n’ont pas manqué de souligner la démesure liée à cette arrestation, démesure qui n’est d’ailleurs pas sans rappeler les montées vocales de Barbra Streisand dans le film Yentl.


Secret éventé


Cet effet Streisand, ou effet « S », comme disent les initiés, les services secrets français l’ont attisé également la semaine dernière en cherchant à faire disparaître de l’encyclopédie en ligne Wikipédia une page portant sur une station de communication de l’armée située dans la ville de Pierre-sur-Haute en France et de l’existence de laquelle la grande majorité de la planète n’aurait jamais eu conscience, n’eût été cette procédure un peu loufoque.


Ignorant le caractère collaboratif et organique de lieu voué au partage du savoir, la direction centrale du renseignement intérieur de la police française a en effet intimidé la Fondation Wikimédia puis le président de l’Association française qui réunit quelques grands contributeurs à cette encyclopédie. Sous la menace et l’insistance, l’article a disparu… temporairement, du moins. Alertés par ce cas évident de censure, les internautes ont en effet fait réapparaître très vite cette page dans sa version originale, mais aussi dans une douzaine d’autres langues. En moins de 24 heures, cette page a été consultée 76 000 fois, soit sans doute 75 995 fois plus que depuis sa création en juillet 2009 par un anonyme.


Porté par la numérisation de nos rapports sociaux, l’effet Streisand prend tour à tour l’allure d’un pied de nez numérique, celui de la rondelle que l’on envoie dans son propre but, mais renverse également au passage une certaine conception du pouvoir, particulièrement lorsqu’il y a une différence de taille importante entre les parties impliquées, fait remarquer le Journal du Barreau du Québec dans sa dernière livraison. Hasard et concordance des temps, l’effet Streisand y est disséqué de manière à faire connaître ce phénomène, peut-on lire, aux avocats et leurs clients, pour qu’ils « n’empirent pas une situation litigieuse par une avalanche de commentaires négatifs sur les réseaux sociaux » qui pourraient « être plus dommageables que la situation ayant causé le litige ».


Malheureusement pour certains corps policiers, ce papier didactique et juridique sur l’effet « S » n’a pas subi de tentative de censure au moment de son élaboration et n’a généré aucune arrestation douteuse. Ce qui aurait pu en assurer une plus large et nécessaire diffusion…

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