Manipuler d’abord

Mercredi dernier, à Vancouver, l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) est intervenue sur un chantier de construction pour mettre la main au collet d’une poignée de travailleurs étrangers présumés illégaux. Rien d’inhabituel jusque-là, l’arrestation d’immigrants illégaux faisant partie du mandat de l’agence.

Quelque chose clochait cependant aux yeux de plusieurs témoins. Les agents de l’agence n’étaient pas seuls. Ils étaient accompagnés d’une équipe de tournage de l’émission de télé-réalité Border Security : Canada’s Front Line. Et cette équipe n’était pas là par accident.


Le producteur Force Four Entertainment a en effet obtenu en août dernier l’autorisation de suivre les agents dans leur travail quotidien. Le but de l’émission, diffusée sur le réseau National Geographic, est de « suivre les agents des services frontaliers alors qu’ils interceptent des personnes suspectes et de la contrebande d’à travers le monde dans le but d’assurer notre sécurité et de protéger notre santé, notre main-d’oeuvre et nos écosystèmes ». (Voilà des propos qui réjouiront sûrement les conservateurs.)


Ce projet était passé largement inaperçu. Jusqu’au raid de Vancouver, qui a aussitôt soulevé l’indignation. Une petite manifestation a rapidement eu lieu. La femme d’un des hommes arrêtés était outrée qu’on exploite son drame personnel. Quant à son mari, il a refusé de consentir à ce qu’on diffuse les images où il apparaît.


À l’agence, on a vite fait savoir que les personnes étaient libres d’accepter ou non et qu’un refus n’influerait pas sur leur sort. On affirme que les règles en matière de vie privée sont respectées. Le producteur, lui, répète qu’aucune image ne peut être diffusée sans le consentement des personnes concernées et même que personne n’est filmé « sans son consentement verbal préalable ». Ah oui ? Obtenu quand et comment ?


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Force Four affirme que son émission est un documentaire, et non une télé-réalité. On est pourtant bien loin du journalisme cependant, car Four Force soumet à l’ASFC, pour approbation, ses images brutes et la version finale de ses épisodes. C’est du moins ce qu’indique l’entente approuvée par le ministre de la Sécurité publique, Vic Toews. (Une militante de Vancouver en a obtenu copie et l’a montrée à la CBC.)


Que ce genre d’émissions stigmatise les gens qui y apparaissent semble n’avoir préoccupé personne. Ni le fait d’ailleurs que notre gouvernement se rende ainsi complice de l’exploitation du malheur des gens par des producteurs qui, eux, s’en servent pour divertir leurs auditeurs


Ce gouvernement, qui n’a pas l’habitude de faciliter le travail des journalistes, a accordé cet accès à Force Four parce que son projet sert ses intérêts et son discours musclé en matière de justice et d’immigration.


En d’autres circonstances, c’est la chape de plomb, et il se passe rarement une semaine sans que de nouveaux cas soient portés à l’attention du public. Malgré les compressions qui s’abattent sur plusieurs ministères, le gouvernement Harper dépense des dizaines de millions pour promouvoir ses politiques. Il ne cherche pas à informer, mais à imposer un message et une image. Il n’est pas le premier gouvernement à s’en soucier, mais aucun n’a poussé son contrôle de l’information aussi loin.


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Encore la semaine dernière, La Presse canadienne nous apprenait qu’une douzaine de ministères refusaient depuis 18 mois de se soumettre à un ordre de production de documents venant du comité des comptes publics.


Le National Post révélait de son côté que c’était maintenant au tour des bibliothécaires et des archivistes d’être soumis à de nouveaux contrôles. Eux qui étaient encouragés par le passé à participer, dans leurs temps libres, à des conférences, publications et séances de formation doivent maintenant obtenir l’autorisation de leurs supérieurs, ces situations étant « identifiées comme à haut risque » et pouvant mettre à l’épreuve la « loyauté » de l’employé…


Un rapport sur la censure dont sont victimes les scientifiques fédéraux a été soumis en février en appui à une plainte officielle déposée auprès de la commissaire à l’information par le groupe Démocratie sous surveillance et la Clinique en droit environnemental de l’Université de Victoria. Le document résume le contrôle politique exercé sur l’information scientifique lorsqu’elle est demandée par la presse parlementaire et/ou lorsqu’elle porte sur des sujets jugés sensibles. C’est sans surprise que l’on retrouve sur cette liste les sables bitumineux, les changements climatiques, l’industrie pétrolière et gazière, la protection de l’ours polaire et du caribou et ainsi de suite.


Ce ne sont pas seulement les médias qui écopent, mais les députés, les fonctionnaires du Parlement, le directeur parlementaire du budget, les commissions d’enquête et ainsi de suite. Au bout du compte, les citoyens perdent au change et la démocratie en sort amoindrie. Car comment faire des choix éclairés quand l’information est raréfiée, les faits tronqués et déformés, les critiques dénigrés ?


Et ce qui ne présage rien de bon, on amorce un nouvel exercice budgétaire avec un bureau du directeur parlementaire du budget affaibli…

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