Un pape des pauvres dans une Église riche
Dès sa première rencontre avec les médias, le pape argentin a raconté comment il a choisi de s’appeler François. Il n’avait pas pensé à Xavier, le missionnaire jésuite de la foi chrétienne en Asie, ni à l’évêque de Genève, François de Sales, le patron des journalistes. Il s’agit du jeune homme riche d’Assise qui a choisi de vivre selon la « pauvreté évangélique » au temps d’une Église scandaleusement riche. Fondateur des Franciscains, ce saint est l’un des célèbres, mais rarement imité, de l’histoire chrétienne.
L’archevêque de São Paulo, Claudio Hummes, un grand ami de Jorge Mario Bergoglio, était à ses côtés lors du vote final. Le conclave applaudit l’élu, mais Hummes, lui, serre les bras de Bergoglio, l’embrasse et lui dit : « N’oublie pas les pauvres ! » La pensée vient alors au pape de ce François d’Assise, « l’homme de la pauvreté ». Il pense aux « guerres » toutes proches. François fut aussi « l’homme de la paix ». Et ce saint-là « aime et préserve la création » : n’est-ce pas aussi une grande préoccupation du temps présent ?
Le nom de ce pape tient donc à trois importantes priorités : la pauvreté, la guerre, la pollution. Aux journalistes, le premier pape jésuite a rapporté les plaisanteries de collègues cardinaux. Pourquoi pas Adrien, un réformateur, la curie romaine n’en a-t-elle pas besoin ? Ou encore Clément, petite revanche sur ce pape qui avait autrefois supprimé la Société de Jésus ? Mais des trois préoccupations, c’est la pauvreté que le pape Bergoglio a soulignée. « Ah, comme je voudrais une Église pauvre et pour les pauvres ! »
Cette préoccupation sera sans doute la plus difficile de son pontificat. Les derniers papes, en effet, ont été des artisans de paix. Ils s’employèrent à éviter des guerres, à prôner la justice internationale. Plus récemment, ils se sont efforcés de réconcilier l’Église catholique avec les confessions chrétiennes, avec les juifs ainsi qu’avec l’islam. Et la défense de la planète et de ses ressources n’est plus étrangère à l’Église. Mais les pauvres et la pauvreté ? Voilà la question que bien peu veulent vraiment poser.
Certes, il n’en tient qu’à l’Église de se dépouiller de biens hérités du passé et qui, loin d’être nécessaires à sa mission, sont souvent source de scandale. En Amérique latine, du reste, des évêques l’ont fait, redonnant aux paysans des terres arrachées avec la conquête espagnole. Il aura été plus difficile pour les fidèles des classes riches d’en faire autant pour les démunis des villes et des campagnes. En Argentine, des jésuites auront cependant vécu au milieu des pauvres et se sont engagés dans leur « libération ».
Le pape François a connu cette époque. Supérieur local des jésuites, puis archevêque de Buenos Aires, il avait rompu avec l’opulence de l’Église pour vivre sobrement et se faire l’apôtre des pauvres. Mais la répression menée par les forces armées allait tôt le plonger dans la tourmente. Dans cette autre Église identifiée à la solidarité sociale et au changement, des milliers de personnes furent tuées. Des jésuites furent au nombre des gens arrêtés. Quel fut alors le rôle du père Bergoglio ?
A-t-il tenté de sauver des jésuites en leur ordonnant de quitter le bidonville où ils oeuvraient ? En les excluant de l’ordre sur leur refus d’obéir, les a-t-il implicitement livrés aux militaires (qui les ont enlevés, séquestrés et torturés) ? A-t-il joué un rôle dans leur libération ? La controverse à ce sujet a repris dès l’élection du pape jésuite venu d’Argentine. Chose certaine, la hiérarchie catholique du pays n’a pas réprouvé publiquement la « sale guerre » de 1976-1986 alors qu’elle faisait de dizaines de milliers de victimes.
Des prêtres français proches des jésuites dans ces années-là sont cités à ce sujet par le quotidien La Croix. Pour le père Claude Faivre Duboz, ce sont les militaires qui avaient demandé le retrait des deux prêtres, jugés des ferments de l’opposition. « À l’époque, dit-il, tous ceux qui étaient proches des pauvres étaient immédiatement soupçonnés d’accointances communistes. » Il reproche au père Bergoglio de ne pas avoir, suivant l’expression de La Croix, protégé ses amis.
Par contre, le père Charles Plancot donne une autre version des événements. Les sachant menacés de mort, dit-il, leur supérieur leur avait demandé de partir. Et ce serait grâce à lui qu’ils sont sortis. Le père Bergoglio aura à plusieurs reprises rencontré le dictateur pour tenter d’obtenir des libérations. Il fallait alors, dit le père Plancot, « ménager la chèvre et le chou ». Lui-même aura vécu ce genre d’événements. « Plusieurs fois, je suis allé voir des colonels, des généraux, pour les presser de retrouver des disparus. »
En 2010, le cardinal Bergoglio dira avoir fait « le maximum » à l’époque pour « défendre les personnes séquestrées ». Il appartient aux historiens d’éclaircir ce chapitre de l’Église d’Argentine. Mais il revient maintenant au pape François de trancher le dilemme, toujours actuel, de la « théologie de la libération ». Que des prêtres ne prennent pas les armes, qu’ils ne souscrivent pas au marxisme ou même à la révolution, la plupart des gens en conviendront. Mais qu’en sera-t-il de « l’option préférentielle pour les pauvres » réitérée par le pape ?
L’expression n’est pas nouvelle, mais en quoi au juste consiste-t-elle ? « Apostropher les profiteurs et prêcher la docilité aux opprimés », selon le mot d’un Horacio Verbitsky ? Rendre les pauvres dépendants d’une maigre charité chronique ? Aller leur apprendre à se libérer, mais quitter le bidonville et les laisser seuls le jour où la répression vient les frapper ? Bonne question pour le pape jésuite. Mais sans doute aussi pour nombre d’autres cardinaux, dont les Églises ne manquent pas de pauvres.
Jean-Claude Leclerc enseigne le journalisme à l’Université de Montréal.