Médias - L’armée de réserve des communications

Un pigiste pour les représenter tous, ici comme ailleurs. Au début du mois, le grand reporter américain Nate Thayer a reçu un courriel alléchant d’Olga Khazan, rédactrice en chef du prestigieux magazine The Atlantic. Elle lui offrait de reprendre son article d’abord paru sur N K News sur le voyage du joueur de basket Dennis Rodman en Corée du Nord. Elle a demandé au pigiste de retravailler son texte et a eu cette phrase délicieuse : «Nous ne pouvons malheureusement pas vous payer, mais nous rejoignons 13 millions de lecteurs par mois.»

M. Thayer a eu cette réponse tout aussi éclairante sur les mutations de ce milieu. «Je suis un journaliste professionnel, je gagne ma vie depuis 25 ans en écrivant et je n’ai pas l’habitude d’offrir gratuitement mes services à des médias à but lucratif pour qu’ils gagnent de l’argent en utilisant mon travail et mes efforts qui sont aussi pour moi le moyen de payer mes factures et de nourrir mes enfants. […] Franchement, je m’abstiendrai d’être outré, mais je me demande comment quelqu’un peut espérer retenir des services professionnels de qualité sans les compenser.»


Ce n’est pas tout. Le pigiste émérite rajoutait qu’il y a quelques années, le prédécesseur de Mme Khazan, Michael Kelly, lui avait offert un emploi de reporter à plein temps pour écrire six articles par année pour The Atlantic moyennant un salaire de 125 000 $. Le rédacteur en chef Kelly est mort en Irak en 2003, alors que le reporter Thayer s’y trouvait aussi. Adieu le monde, plus rien ne va.


Fâché, fâché


Toute cette affaire révélée sur le blogue du journaliste a suscité les passions, des milliers de courriels, environ 300 000 connexions à la page et même une accusation de plagiat au passage. En entrevue au New York Magazine, le reporter émérite a été autrement plus cru en déclarant : «Exposure doesn’t feed my fuc [blip] children ! Fuc [blip] that!»


M. Thayer est fâché. Comme les pigistes de Transcontinental (TC Media) à qui on impose depuis trois semaines un contrat de cession de tous leurs droits ad vitam aeternam pour toutes les plateformes existantes et pour toutes celles qui seront inventées dans le futur. Une clause exige que le collaborateur, reporter, photographe ou illustrateur « renonce à l’ensemble de ses droits moraux », par exemple à la mention de son nom si l’article est retravaillé et republié.


L’Association des journalistes indépendants du Québec (AJIQ) et d’autres regroupements de professionnels de l’image ou du texte en appellent au boycottage du contrat. Bonne chance. TC Media a expliqué que ce nouveau rapport légal reflétait une tendance lourde à l’échelle continentale qui consiste à payer un texte ou une image une fois puis à la reproduire ad nauseam gratuitement. L’autre vent de changement, illustrée par The Atlantic, fait faire un tour de plus aux ailes du moulin à plus-value en exigeant la gratuité pure et simple tout en signifiant candidement au lumpenprolétaire du pica qu’il peut s’estimer heureux d’être « exposé ».


L’empire du Huffington Post reproduit ce modèle à l’échelle mondiale avec le consentement de milliers de blogueurs non rémunérés. L’affaire Thayer a d’ailleurs suscité des témoignages éclairants de journalistes citoyens et de chroniqueurs à temps partiel se déclarant tout à fait heureux de leur visibilité pro bono en ligne.


Très bien, et cela se défend. Seulement M. Thayer ou les centaines de pigistes de TC Media qui écrivent pour Elle Québec ou Coup de pouce ne sont pas des intermittents du commentaire qui tirent leurs revenus ailleurs, comme professeur, psychologue ou politicien.


La crise indéniable de l’industrie des médias semble donc tout justifier, y compris le don de l’original ou le legs de la copie à volonté. Déjà que les tarifs au feuillet n’ont pas bougé depuis dix ou vingt ans, sans révolte, alors pourquoi se gêner ?


Si des patrons de presse peuvent se montrer aussi arrogants avec leurs employés, c’est bien sûr parce que le rapport collectif salarié, le syndicat et même la salle de rédaction commune s’effacent. Objectivement, et machiavéliquement, les employeurs ont tout avantage à entretenir et à codifier la précarité croissante d’une force de travail hautement qualifiée mais morcelée, isolée et précaire.


La machine à paupériser les nouveaux exploités des médias se nourrit d’elle-même. Les licenciés vont gonfler les rangs de l’armée de réserve du capital des communications. Le contractuel précarisé devient une marque qui se commercialise en entrant en guerre contre les autres « fournisseurs de services » sur un marché volatil où les réseaux assurent les liens d’affaires. Adieu vieux monde des médias, plus rien ne va…

À voir en vidéo