L’appel du large, l’appel du gun

Barbelés est un objet rare. C’est un livre imparfait, inégal. Mais vibrant, bouleversant. Choquant, dur, cru. Confrontant. On y vit de l’intérieur le quotidien dans une prison. On y vit à l’intérieur des tripes d’un prisonnier. L’auteur de ce récit autobiographique, Pierre Ouellet, a 63 ans ; il a passé 40 années derrière les barreaux.


Ses premiers larcins remontent à l’adolescence. Dès l’âge de 13 ans, c’est la valse des centres de rééducation. Il s’évade, il commet d’autres crimes, il est repris, et ainsi de suite. Période d’accalmie, puis il remet ça. Il a 23 ans quand, en 1972, il est incarcéré pour vol à main armée. Ce n’est que le début.


Il multiplie les tentatives d’évasion, en réussit quelques-unes. En 1986, il est condamné à la prison à perpétuité pour tentative de meurtre et complot pour meurtre contre des policiers. En 2001, il prend la clé des champs pendant quatre mois, puis il est arrêté de nouveau, pour vols à main armée : retour à l’établissement à sécurité maximale de Donnacona.


C’est alors qu’il entreprend la rédaction de Barbelés, sorte de journal de détention, de livre de confessions, d’autocritique. Le tout parsemé de souvenirs, de fantasmes. Et de réflexions existentielles, nourries par des lectures compulsives d’ouvrages poétiques, littéraires, philosophiques.


Se côtoient allègrement dans Barbelés des références à Baudelaire, Rimbaud, Nelligan, Paul-Marie Lapointe. À Sartre, Nietzsche, Socrate, Épicure. À Prévert. À Marie Cardinal, Nelly Arcan, Nancy Huston…


Beaucoup, beaucoup de citations. Parfois plaquées, parfois utilisées comme s’il s’agissait d’arguments d’autorité. Un côté surfait, patenté, du genre travail scolaire. Mais…


Mais derrière tout cela, une quête d’authenticité, une vraie recherche, une réelle tentative de mise à nu. Et une voix littéraire qui se pointe. C’est ce qu’on se dit. Alors, on continue. On est captivé, dans tous les sens du terme.


On comprend vite que la lecture est pour ce prisonnier un moyen d’évasion, une façon de rêver, de transcender sa dure réalité quotidienne, où « les insignifiances verbales prennent parfois des proportions démesurées et deviennent des arguments qui, à travers la violence physique, justifient tous les déversements de haine et de refoulement ».


Il y a les lectures, il y a aussi les rêves éveillés. Rêves de douceur, de tendresse. De sexe, beaucoup : « Le cul c’est comme la poésie : ça vous emmène ailleurs. »


Très important, le sexe. Mais pas à tout prix. Pas avec n’importe qui. Pas avec les autres gars de la prison, tout autant en manque que lui, qu’il entend parfois se satisfaire entre eux.


Très important, le manque de sexe en prison : « Je me demande parfois quel peut être l’impact d’une longue carence de relations sexuelles et affectives sur l’appareil psychique. » Mais lui, il préfère se satisfaire lui-même, en attendant mieux. C’est ce qu’il confie.


Ou alors, il repense aux femmes qu’il a aimées. Il revit dans le présent les moments d’extase passés. « Bien que je sois conscient du passage des années, dès que je réveille en moi un souvenir, il me revient toujours avec les émotions qui lui sont associées. Je les ressens comme si j’étais en train de vivre le moment. »


Le souvenir, comme le fantasme, tout comme la lecture, pour se « libérer des barbelés ». Mais ça ne suffit pas. Bien sûr que non : « Parfois, j’en ai plein le cul des livres, poètes, philosophes et compagnie. J’en ai ma ration d’écoeurement des mots tant le désir de sentir la peau d’une femme sur la mienne me prend aux tripes. »


L’écriture dans tout ça ? Elle permet de passer le temps. Elle sert de soupape à l’agressivité, à la haine, à la folie. Et elle provoque, nécessairement, un retour sur soi-même.


Écrire, pour comprendre ses crimes, pour tenter de s’en libérer. Écrire pour se comprendre soi-même : « Écrire, c’est prendre le risque de savoir à quoi je ressemble. »


Comment expliquer, pour commencer, qu’à 13 ans, il ait opté pour la délinquance ? Son explication, tortueuse, vaut ce qu’elle vaut : incapacité à formuler ses émotions qui s’est transformée en révolte, et absence de modèle masculin dans sa famille : un père qui a combattu contre les Allemands durant la Deuxième Guerre mondiale, qui ne s’est jamais remis des horreurs qu’il a vues, qui était plein de rage, de peine, le plus souvent imbibé d’alcool…


Mais ça ne suffit pas, ce n’est pas si simple que ça. Creuser, chercher encore. Surtout, ne pas chercher à se justifier. « Mes crimes, je les ai faits sciemment. Je savais que je ferais du mal aux autres. Mais le sachant, pourquoi les ai-je commis ? Savoir que nous pouvons faire le mal ne suffit pas à nous empêcher de le faire. »


Assumer ses responsabilités, faire son mea-culpa. « D’avoir tiré sur un policier ou d’avoir braqué une caissière de banque n’a jamais été une erreur. C’était un acte prémédité, un choix délibéré, tout le contraire d’une erreur. C’est pour cette raison que l’acte est plus grave, parce qu’il est réfléchi. »


Se morfondre. S’en vouloir. Avoir des regrets, se dégoûter soi-même. Détester l’homme qu’on a été. Rêver de pouvoir se délester de son passé. Et écrire, écrire encore. En pensant à l’avenir…


Son récit se termine au printemps 2010. À l’idée de sortir de prison après 40 ans de captivité, c’est-à-dire à l’approche de sa demande, devant la Commission des libérations conditionnelles, pour être placé dans une maison de transition, Pierre Ouellet livre ses états d’âme et ses intentions : « Je ne ressens aucune angoisse, aucune inquiétude. Je suis en paix avec moi-même et les autres. Ma seule motivation est de réussir ma vieillesse, c’est-à-dire attendre ma mort tranquillement sans faire de tort à personne. Jamais plus je ne toucherai à une arme de ma vie. »


Il insiste : « Jamais plus je ne toucherai à ça. Je le sais dans ma chair. J’y ai trouvé ma force et ma raison. » En refermant Barbelés, on a presque envie de le croire.


Mais qui tentait-il de convaincre au juste ? Un leurre, tout ça. À l’automne 2012, après 10 mois de liberté conditionnelle, Pierre Ouellet s’est évadé d’une maison de transition. Il a commis deux vols à main armée.


Dans l’attente de son procès, reporté en mai, il est de nouveau en prison…

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