Le chasseur devenu bateau
Après des mois de procrastination, le gouvernement Harper a sauvé sa mise dans le dossier du contrôle des investissements étrangers. Sa position a ses critiques, mais elle rassure aussi bien du monde. Il n’aura pas la partie aussi facile dans le dossier des avions de chasse F-35, même s’il a promis de présenter « une mise à jour publique complète avant que la Chambre n’ajourne ses travaux », ce qui veut dire avant vendredi.
L’élément le plus attendu est le rapport indépendant de la firme KPMG que le gouvernement a en main depuis la fin de novembre. Il ne l’a pas encore rendu public pour une raison bien simple. Selon les fuites survenues la semaine dernière, le coût du projet d’acquisition a explosé. Encore.
Du coup, le mensonge initial exposé par le vérificateur général Michael Ferguson, le printemps dernier, apparaît encore plus énorme. Et l’entêtement du gouvernement à s’accrocher au choix, sans appel d’offres, du F-35 est toujours plus difficile à comprendre.
Selon CBC et le National Post, on parlerait maintenant d’une facture oscillant entre 40 et 46 milliards pour l’achat, le fonctionnement et l’entretien de 65 chasseurs. La période de référence est plus longue que celle utilisée par le vérificateur général, mais l’évaluation de KPMG vaut pour la durée de vie de l’appareil et serait plus réaliste.
Alors, peu importe comment on aborde la chose, on se retrouve avec une facture plus salée que celle suggérée par le gouvernement au moment de l’annonce en juillet 2010. Pour faire avaler la pilule, les conservateurs s’étaient limités à parler du coût d’achat d’environ 9 milliards. Ils avaient omis de mentionner les autres coûts, contrairement à une recommandation faite par l’ancienne vérificatrice générale, Sheila Fraser, dans un autre projet d’achat. Le gouvernement avait pourtant dit à l’époque qu’il acceptait son conseil.
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Il ne l’a pas mise en oeuvre dans le cas des F-35. Il a plutôt laissé circuler un chiffre, 16 milliards, qu’il savait inexact. Le directeur parlementaire du budget (DPB), Kevin Page, l’a démontré à la veille des élections 2011. Selon lui, il en coûterait près de 30 milliards sur 25 ans, ce qui était très près des évaluations que le ministère de la Défense avait en main et que le gouvernement connaissait, mais gardait pour lui.
En campagne électorale, les conservateurs s’en sont tenus à leur chiffre original, affirmant, en plus, qu’ils ne pouvaient résilier le contrat sans en payer le prix. Ce qui était faux. Il n’y a toujours pas de contrat de signer à ce jour. Après les élections, le gouvernement est resté sur ses positions, indifférent aux signaux très publics concernant la hausse du coût par appareil et les problèmes de développement de l’avion. Et ceux qui le critiquaient se faisaient accuser de ne pas vouloir donner ce qu’il y a de mieux aux militaires.
Il a fallu le rapport du vérificateur général pour finalement forcer le gouvernement à chercher une porte de sortie, non sans tenter d’abord de mettre en doute ses méthodes de calcul.
Que disait M. Ferguson ? Que non seulement Kevin Page était près de la vérité, mais que le processus avait été bâclé. Que la Défense a manoeuvré pour obtenir ce qu’elle voulait. Que, trop confiant dans la parole des militaires, le gouvernement avait donné son accord sans avoir en main toute l’information qu’il aurait dû détenir. Et qu’il était au fait d’une évaluation financière similaire à celle du DPB.
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Les traces laissées par cette litanie de mensonges, la désinformation, le refus de rendre des comptes ne pourront être effacées par un rare geste de transparence. Même le lancement d’un appel d’offres - qui s’impose, mais auquel le premier ministre refuse de s’engager - n’y arriverait pas. (Le refus obstiné d’en tenir un dès le départ a fait perdre un temps précieux au gouvernement. Il pourrait être forcé de faire les choses à la hâte pour éviter d’avoir à dépenser davantage pour garder les CF-18 en activité au-delà de la période prévue.)
Ce dossier a offert aux Canadiens la plus parfaite illustration des méthodes que les conservateurs n’hésitent pas à adopter pour arriver à leurs fins. Ils ont été pris en défaut et le rapport attendu cette semaine ne fera que nous le rappeler. La méfiance sera maintenant au rendez-vous chaque fois qu’ils ouvriront la bouche sur le sujet.
Car comment les croire après cela ? Surtout que cela s’ajoute aux soupçons entourant les appels automatisés frauduleux faits durant la campagne de 2011. Aux projets de loi budgétaires omnibus utilisés à répétition pour imposer des réformes dont les conservateurs n’ont soufflé mot ou n’ont pas révélé l’ampleur durant la dernière campagne électorale (environnement, assurance-emploi, Sécurité de la vieillesse). Aux compressions dans l’appareil gouvernemental dont ils refusent de donner le portrait d’ensemble. Aux discours que la réalité contredit (services réduits à Services Canada et à Immigration Canada, entre autres, alors qu’on demande des fonds supplémentaires pour la publicité).
Les conservateurs piétinent dans les sondages et c’est par leur propre faute. On n’inspire pas confiance à ceux qui hésitent à nous suivre quand on cherche, à chaque détour, à les mener en bateau. Et les F-35 en sont un très gros.