Cessez-le-feu

Gabriel García Márquez n’est pas un homme de la parole en public comme en témoigne le titre de son recueil Je ne suis pas ici pour faire un discours.
Photo: Agence France-Presse (photo) Ronaldo Schemidt Gabriel García Márquez n’est pas un homme de la parole en public comme en témoigne le titre de son recueil Je ne suis pas ici pour faire un discours.

Ce n’est pas Dieu qui le dit, mais son infaillible représentant sur terre, Joseph Ratzinger, alias Benoît XVI. Au Vatican, mercredi, au cours de l’audience générale hebdomadaire, le pape affirme que Dieu n’est pas « absurde ». Il dit : « Si, face au mystère, la raison ne voit que l’obscurité, ce n’est pas à cause de l’absence de lumière, mais de son excès. »


À l’en croire, trop de lumière cache à la raison cette lumière que serait la noirceur pudiquement appelée « mystère ».


Dans des discours semblables, de plus en plus vigoureux chez les religieux qui hantent la planète, la raison - la lumière - apparaît comme un ennemi. Il faut donc l’abattre en travestissant jusqu’au sens des mots. Il y a quelque chose d’extraordinaire dans les décrets d’abrutissement qu’établissent pour un besoin de domination tous ces papes de l’obscurantisme, qu’ils soient catholiques, juifs ou musulmans.


À les entendre, on éprouve ni plus ni moins que l’impression de se trouver devant la novlangue de George Orwell. La liberté ? Un esclavage. L’ignorance ? Une force. La guerre ? Mais c’est la paix, la guerre ! Et voici que l’obscurité, dit Benoit XVI, n’est pas autre chose que la lumière totale…


Tout cela fait penser au Humpty Dumpty d’Alice au pays des merveilles, cet être capable de changer le sens d’un mot selon ses besoins du moment. « Quand j’emploie un mot, dit Humpty Dumpty à Alice, il signifie exactement ce que j’ai choisi de lui faire dire, ni plus ni moins. »


Le vieux fonds de commerce des obscurantistes se pare sans cesse de nouvelles inventions langagières. On assiste de la sorte au curieux spectacle d’une modernité en train de retourner le langage contre elle-même.


Le XVIIIe siècle, le Siècle des lumières, espérait avoir mis la mystique, l’intolérance et l’abrutissement en déroute avec des idées de tolérance, de rationalité et de scepticisme critique. On voit à quel point aujourd’hui un tel idéal demeure un combat : les idées que l’on croyait battues au plancher sont de nouveau grimpées jusqu’au plafond.


« L’éclat des Lumières est en train de s’éteindre », dit un jour quelqu’un au romancier Günter Grass. « Peut-être, répondit-il, mais il n’y a pas d’autres sources de lumière. »


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Qui diable a le droit de contrôler le langage, ce qui est dit, ce qui peut être dit, ce qui est écrit, ce qui le sera ? Existe-t-il pareil droit à la tyrannie qui puisse s’exercer au nom de ce relativisme culturel tordu de plus en plus à la mode ? Y aurait-il trop de lumière sur le monde, comme voudraient nous le faire croire les amis de l’ombre ?


Si on brûle aujourd’hui le sens des mots, on brûlera bientôt des livres, puis des gens. Cela s’est vu. Et cela se voit encore. Qu’on pense seulement au cas de Salman Rushdie dont la parution de la remarquable autobiographie permet de retracer les combats récents pour la liberté de parole.


Les versets satanique, un roman qu’on eut tôt fait de transformer en roman de roman, valut à cet écrivain de voir sa tête mise à prix et de vivre en reclus durant des années comme un pestiféré du Moyen Âge. Pour avoir exprimé un point de vue au sein d’une simple fiction, cet écrivain a été condamné, ses traducteurs ont été poignardés, des librairies ont été attaquées. Tout cela au nom d’une justice supposée divine !


Chez nous comme ailleurs, un monde constitué de béotiens et de grenouilles de bénitier ne constituera jamais un endroit où il fait bon vivre.


Sauf peut-être pour le maire de Saguenay.


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Dans Joseph Anton, son autobiographie, Salman Rushdie évoque un nombre considérable de rencontres et de personnalités, au point de donner parfois le tournis, mais sans jamais vous conduire à décrocher de la lecture. Certaines sont plus riches que d’autres.


Un soir, à Mexico, Rushdie raconte avoir longuement discuté avec Carlos Fuentes. À un moment de la conversation, Fuentes lui dit : « C’est fou que nous n’ayez jamais rencontré Gabriel García Márquez. »


Fuentes continue : « C’est bien dommage qu’il soit à Cuba justement en ce moment, parce que, de tous les écrivains du monde, Gabo et vous êtes les deux qui doivent vraiment se rencontrer. »


Quelques minutes plus tard, Fuentes revint dans la pièce en disant : « Il y a quelqu’un au téléphone qui voudrait vous parler. » C’était bien sûr García Márquez. Ils parlèrent un bon moment semble-t-il de leurs livres et des mondes dont ils jaillissaient.


Après avoir raccroché, Rushdie se rendit compte que, pour une des rares fois depuis des années, quelqu’un qu’il considère à raison comme une icône de la littérature « ne lui avait pas posé une seule question au sujet de la fatwa, ou de la façon dont il était obligé de vivre désormais. Il lui avait parlé de livres, d’écrivain à écrivain ».


Cette conversation d’hommes libres fut pour Rushdie, explique-t-il, une des plus grandes joies qu’on lui fit au cours des dernières années.


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De l’auteur de Cent ans de solitude vient de paraître un recueil de discours. « Gabo », comme l’appelait Fuentes, n’est pas du tout un homme de la parole en public. Il le dit et le redit lui-même à plusieurs reprises, d’où le titre de son recueil : Je ne suis pas ici pour faire un discours.


Dans une allocution prononcée en 1985, García Márquez se demande avec humour à quoi servent les rencontres d’intellectuels. « À part celles, rarissimes, qui ont eu une signification historique réelle pour notre époque […], elles ne sont pour la plupart que de simples divertissements de salon. »


Les invitations à prendre la parole faites aux écrivains ne manquent pas, il est vrai. García Márquez s’amuse d’ailleurs à en faire le compte : des centaines d’invitations chaque année pour un homme de sa trempe, une suite inouïe de salonneries, de colloques, de conférences. Un monde qu’il abhorre.


Pourtant, en lisant le récit que fait Rushdie de sa brève rencontre téléphonique avec « Gabo », on comprend que la parole de tels écrivains, plus que jamais nécessaire, se perd hélas dans cette forêt dense et sombre où des loups crient aujourd’hui leurs obscénités.

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