L’Inde hésite encore
Le premier ministre Stephen Harper a entrepris cette semaine un voyage de six jours en Inde, le plus long qu’il n’ait jamais fait dans un seul pays. Ce périple s’inscrit dans une démarche de longue date en vue de consolider et élargir les relations commerciales entre les deux pays.
Certains objectifs poursuivis par M. Harper étaient donc prévisibles : la conclusion d’un accord de partenariat économique global (APEG) d’ici la fin de 2013, la signature dès que possible d’un accord sur la protection des investissements étrangers (APIE) et la signature de l’entente administrative permettant la mise en oeuvre de l’Accord bilatéral de coopération sur l’utilisation de l’énergie nucléaire à des fins pacifiques.
Il a déjà eu satisfaction sur deux fronts. Les négociations de l’APEG progressent et on pense pouvoir respecter l’échéance prévue. Les deux premiers ministres ont aussi annoncé la conclusion de la négociation de l’entente administrative en matière de coopération nucléaire.
Il reste un noeud cependant : l’accord de protection des investissements étrangers. Le cas de l’Inde est toutefois plus frustrant, car le Canada a cru un moment que l’affaire était dans le sac. Le ministère canadien du Commerce international indique lui-même sur son site Internet que les négociations sont conclues depuis septembre 2011.
Mais l’accord n’est toujours pas signé, encore moins ratifié. Et ce n’est pas près d’arriver puisque le gouvernement indien s’interroge sur un aspect qu’on retrouve, non seulement dans l’accord avec le Canada, mais dans à peu près tous ceux qui existent dans le monde. Il s’agit du mécanisme de règlement des différends qui permet aux investisseurs d’un pays de poursuivre, à certaines conditions, l’autre pays signataire.
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C’est ce qu’on appelle l’arbitrage investisseur-État. Dans pratiquement tous les cas, les décisions sont exécutoires et finales. Il n’y a pas d’appel possible et la sanction éventuelle prend la forme d’un dédommagement financier versé par le gouvernement fautif.
Le Canada tient à ce mécanisme pour protéger ses investisseurs contre des mesures arbitraires ou discriminatoires prises par d’autres pays au système juridique moins prévisible ou transparent. On le retrouve donc dans les 25 APIE qu’il a signés, y compris avec la Chine.
Les doutes de l’Inde ne visent pas le Canada en particulier, mais ils l’affectent, car ils ont conduit New Delhi à faire une pause dans toutes ses négociations d’APIE. La raison : une succession de litiges d’importance avec certains géants étrangers, dont Vodafone.
En avril dernier, cette entreprise britannique de télécommunications a avisé qu’elle irait en arbitrage pour protester contre une mesure fiscale permettant au gouvernement de rouvrir des dossiers parfois vieux de 50 ans. Cette affaire venait après d’autres décisions défavorables et coûteuses pour le gouvernement indien.
Tout est maintenant sur la glace, mais l’Inde n’est pas seule à s’interroger. Une poignée d’autres pays ont commencé à s’inquiéter de l’impact de ces recours investisseur-État sur leur souveraineté. Ou encore sur l’avantage potentiel qu’il offre à des entreprises étrangères aux poches sans fond.
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L’Australie fait partie des sceptiques. Le gouvernement de Julia Gillard écrit même dans son énoncé de politique commerciale d’avril 2011 qu’il n’est plus question de prévoir un tel mécanisme de règlement des différends dans ses futurs accords commerciaux. Cette décision a été inspirée par une commission indépendante, qui s’est penchée, entre autres, sur les risques financiers que ces mécanismes pouvaient faire courir au gouvernement.
Ce genre de remise en question vient en quelque sorte ébranler un des piliers des accords de protection des investissements. Ces ententes reposent toutes sur deux grands principes, explique, sans se prononcer sur le fond du débat, Hervé Prince, de l’Université de Montréal. Le premier est le traitement national. On promet aux investisseurs étrangers qu’ils ne seront pas traités différemment des investisseurs nationaux. Il peut y avoir des exceptions, mais elles sont explicites. Le deuxième principe est celui de la nation la plus favorisée, ce qui veut dire qu’un pays doit offrir à l’autre signataire le même traitement qu’il offre à ses autres partenaires commerciaux.
L’arbitrage investisseur-État reconnaît le fait qu’en cas d’accroc, c’est l’investisseur, et non son pays, qui est lésé par l’autre État, poursuit le professeur Prince. En offrant un recours devant une instance indépendante, on rassure l’investisseur étranger et, du coup, l’encourage à investir chez soi. Le système n’est pas parfait, mais est bien rodé. Les critiques de cette mécanique craignent cependant que les investisseurs puissent contester des politiques jugées d’intérêt public et être compensés au final par l’ensemble des citoyens.
Le Canada a multiplié les APIE depuis 20 ans. Sans qu’il y ait eu de vrai débat public sur les risques et avantages des recours offerts aux investisseurs. On s’inquiète peut-être pour rien, mais il serait intéressant de le savoir. Il n’est pas trop tard pour le faire (bien que l’idéal serait d’imiter l’Australie et de procéder à une étude indépendante). Après tout, l’accord avec la Chine n’a pas encore été ratifié. Celui avec l’Inde ne le sera pas bientôt.