Une démocratie sclérosée
En 2012, sur plus de 75 % du territoire des États-Unis, il n’y a pas de campagne présidentielle ! Littéralement. Prenons les deux États les plus populeux de ce grand pays occidental développé, situé juste au sud du Canada. Eh bien, si vous êtes Texan ou Californien, et que vous ne lisez ni n’écoutez les nouvelles nationales, vous pourriez traverser l’année sans voir une seule affiche, sans recevoir un seul feuillet, courriel, tweet ou appel téléphonique de propagande… donc sans savoir que les États-Unis vont élire, le 6 novembre prochain, un président qui pourrait être celui actuellement en poste - un démocrate nommé Barack Obama - ou son adversaire républicain, Mitt Romney.
Par contre, si vous habitez l’Iowa, la Floride ou l’Ohio (plus six ou sept autres États), alors vous êtes soumis, depuis plusieurs mois déjà - avec un crescendo délirant d’ici au début novembre -, à un mitraillage de tous les instants, par tous les moyens possibles et imaginables, à coups de centaines de millions de dollars. Sans oublier le harcèlement permanent des maisons de sondages auprès des précieux électeurs de ces quelques États.
À Miami, Cleveland ou Des Moines, vous ne pouvez mettre un pied devant l’autre sans être interpellé à tout instant au téléphone, dans la rue, sur Internet. Avec, selon que vous habitiez la rue A ou la rue B, selon que vous soyez blanc, noir, homosexuel ou écologiste, un discours taillé sur mesure pour plaire à telle ou telle sous-sous-sous-section de l’électorat. Impossible également d’allumer votre téléviseur sans subir immédiatement un torrent de publicités - souvent débiles et diffamatoires - censées vous convaincre de voter Romney ou Obama.
Pourquoi cette démocratie à éclipses et à vitesse variable ? Pourquoi ce décalage entre 80% du pays, où la campagne est un désert et où il n’y a aucun débat… et les 20% restants, où le « débat » confine au matraquage et s’adresse au cerveau reptilien des 8% d’indécis locaux ? Pourquoi les États-Unis, pays qui aime se donner en exemple au reste du monde, en sont-ils rendus là ?
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À la base, il y a un antique système, devenu totalement anachronique, même s’il se défendait au XIXe siècle : un système qui repose sur le pouvoir inaliénable des États à la base de l’Union.
Lors d’une présidentielle au Brésil ou en France, on ne va pas poser des questions bizarres, du genre : « Comment va voter le Poitou-Charentes, ou le Minas Gerais ? » Dans ces pays-là, les campagnes sont nationales, et le soir du scrutin, on compte les voix du candidat A, celles du candidat B, etc. Celui ou celle qui a le plus de votes… gagne l’élection : n’est-ce pas juste, simple, logique ?
Pas pour les Américains. Aux États-Unis, on vote dans chaque État pour de « grands électeurs » engagés envers tel ou tel candidat. Détail absolument crucial : lorsqu’un candidat obtient la majorité des appuis dans un État, il « ramasse » 100 % des grands électeurs dudit État (55 en Californie, 38 au Texas, 29 en Floride, etc.) même s’il ne l’a emporté que par une seule voix ! Ce qu’on appelle le winner-take-all…
C’est cette règle folle du winner-take-all qui explique que le débat démocratique - pour la présidentielle - est totalement inexistant au Texas (qui assurément vote républicain à plus de 55 %), en Californie (à 60 % démocrate)… et dans l’écrasante majorité des États, où il est donc parfaitement inutile de mener campagne !
(Pour faire compliqué, comme seuls les Américains le savent… il y a deux exceptions à la règle du winner-take-all : le Maine et le Nebraska ! C’est comme la diversité totalement baroque - et potentiellement antidémocratique, on l’a bien vu en 2000 en Floride - de la mécanique de vote, qui varie non seulement d’un État à l’autre, mais d’un county à l’autre ! À la base de telles aberrations : toujours la même haine de l’autorité centrale…).
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Ce pays dont les procédures électorales sont figées dans le XIXe siècle incorpore tout de même un élément moderne dans ses élections : le pouvoir extraordinaire de l’argent, au service de la manipulation médiatique. Cette présidentielle aura coûté près de deux milliards de dollars aux deux candidats. Des Niagaras d’argent, jetés comme des roquettes de bazooka pour faire glisser du bon côté les 2 ou 3 % qui manquent.
Une grande démocratie, disions-nous ?
Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.