En aparté - Voyage au bout de la vie

La nouvelle a fait cette semaine le tour du monde dans le temps de le dire : les pamphlets nauséabonds de Céline seront réédités ces jours-ci au Québec par les Éditions Huit.

Philippe Régniez l’a appris en lisant Le Devoir en ligne. Un temps collaborateur du Dauphiné libéré, écrivain, Philippe Régniez est éditeur. Un éditeur français installé depuis un moment au Paraguay. Ce n’est déjà pas banal.


Il s’est empressé de m’écrire une lettre polie pour m’assurer que c’est plutôt lui, le premier à avoir publié une édition critique et non clandestine des pamphlets antisémites de Louis-Ferdinand Céline. Il a même édité, précise-t-il, une traduction anglaise de l’un de ces pamphlets. Une première, plaide-t-il.


Existe-t-il une course au mérite à qui réimprimera avant tout le monde le pire de l’oeuvre par ailleurs génial de Céline ?


Bon, un éditeur du Paraguay est le premier. Et puis quoi encore ?


Et puis les éditions de ce monsieur, justement. Les éditions de la Reconquête. Jamais entendu parlé de cette maison avant.


Qu’est-ce qu’un éditeur de langue française peut bien bricoler au Paraguay, ce pays longtemps asile de vieux nazis ? Comme on le sait, la soeur de Nietzsche et son mari virent là le lieu idéal pour fonder un monde plus conforme à leur idéal fasciste, une Nueva Germania, une « Nouvelle-Allemagne ». Le macabre docteur Mengele y trouva plus tard refuge. Sous la longue dictature d’Alfredo Stroessner, on y accueillera encore toute une juteuse brochette de ce que la droite radicale aura compté de plus sanglant de par le monde.


Alors pourquoi le Paraguay, monsieur l’éditeur ?


Longue histoire, m’a-t-il d’abord répondu, plutôt évasif. Une histoire pleine de méandres, a-t-il fini par lâcher. Celle d’un nationaliste radical doublé d’un catholique qui s’est emmêlé les pieds dans les fils tordus d’une histoire personnelle qui l’a finalement fait s’échouer outre-mer.


Au Paraguay, la législation s’avère, paraît-il, fort légère. Mais tout cela a peu à voir avec la réédition des pamphlets de Céline, me précise-t-il, avant d’ajouter finalement un sibyllin « encore que ».


En plus de t-shirts à l’effigie de Céline (« pas plus un salaud que vous et moi » devant et la tête de l’écrivain derrière), les Éditions de la Reconquête vendent des « crucifix de style jésuite » et des « porte-bibles ». Au catalogue, des textes de la vieille extrême droite française, des ouvrages plus littéraires aussi, de même que des livres religieux, dont sans doute de fort passionnantes encycliques romaines. Tous sont proposés dans une facture très soignée et classique. Au passage, je note plusieurs titres de Charles Maurras, ce royaliste antisémite qui considérait le capitaine Dreyfus coupable « par sa race même » et qui vit plus tard, à l’ère du nazisme, l’arrivée du maréchal Pétain comme une « divine surprise ».


On est ici en plein dans l’affirmation de la force, du pouvoir et des privilèges de ceux capables d’habiller de façon mensongère leur force brute sous le nom de « civilisation ». Nous voilà chez ceux qui avancent dans la peur de la décadence, dans l’idée de la race et du sang, jusqu’à faire boucherie même de leurs délires.


Et on s’étonne ensuite d’en voir soudain un débarquer un jour, mitraillette au poing, couteau entre les dents, prêt à écrire avec son propre sang, dans l’odeur de la cordite, un chapitre inédit de cette littérature de la haine.


Des fous, des malades ? Tous ? Peut-être pas. Cet automne, même Anders Behring Breivik, l’assassin norvégien, voit sa prose macabre célébrée de façon inattendue par un écrivain français de grande valeur. Richard Millet lui accorde en effet un joli coup de brosse à reluire. Lecteur au service des puissantes éditions Gallimard, amateur de belle musique, poète, essayiste, romancier, distingué ami de la belle société, Richard Millet est connu pour ses positions pour le moins conservatrices. Il est même venu plusieurs fois discourir au Québec, notamment à l’occasion du Marché de la poésie. Quelques-uns de ses textes mettent d’ailleurs en scène notre pays bordé de neiges. Millet ne cautionne pas le geste meurtrier de Breivik, dit-il, mais défend tout de même une partie de son argumentation sur le sort de la civilisation… Ah ! ce beau monde civilisé !


Baldwin et Baldwin


James Baldwin est sans conteste un des écrivains les plus formidables de sa génération. Un géant qui en appelle à la libération des damnés de la Terre. Mais ce n’est pas de ce Baldwin-là que je voudrais dire un mot aujourd’hui, mais plutôt de Michel Beaudoin. Michel Beaudoin dit Baldwin, un personnage passablement moins connu. Ce qui est dommage, d’ailleurs. Barbe longue, chapeau mou, Baldwin est l’homme aux yeux les plus brillants. Ses yeux disent déjà beaucoup de son intelligence du monde.


C’est un peu un roman qui meurt avec lui ces jours-ci. D’ailleurs, peut-être sera-t-il déjà mort au moment où ces lignes seront publiées. Un cancer fulgurant. Un cancer des poumons, celui d’un gros fumeur. Aucune chance, sinon celle de savoir mourir avec l’élégance de ceux qui ont la pleine et juste satisfaction d’avoir vécu. Ce n’est pas donné à tout le monde.


Ce Baldwin se retrouve dans les bouquins de Michel Vézina. Mais croyez bien que ce n’est pas parce que Vézina en a parlé dans un livre que j’affirme au sujet de Baldwin que c’est un roman qui meurt. Il s’agit de bien autre chose. Mais comment dire ?


Baldwin employait son temps à défaire des monuments du passé. Il récupérait patiemment le bois de vieilles maisons. Des planchers en pruche, des parquets en merisier, des madriers d’épinette, de la planche de pin… Il s’occupait aussi des vieilles granges, celles coiffées de pigeonniers où les toits de tôle recouvrent encore parfois des tuiles d’ardoise. Ses montagnes de bois, il les revendait ensuite tranquillement. Grâce à lui, les planchers de ma cuisine sont par exemple constitués de restes de ceux d’une maison centenaire disparue à jamais des Cantons de l’Est.


Il avait déjà évoqué devant moi l’âge de sa retraite en me montrant le bois de la grange d’Isidore Doyon. « Là, c’est ma retraite », me disait-il en me pointant du doigt de grosses poutres parfaites venues de cette ferme d’un ancien ministre.


À récolter ce que tout le monde laissait tomber pour mieux vivre dans leurs maisons préfabriquées, Baldwin était à la fois quelqu’un qui préservait le monde et qui en accélérait malgré lui l’inéluctable destruction.


Un personnage de roman, vous dis-je.

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