Du pain (du sang) et des roses

Mon B,
Tu fais partie de la génération Z, génération qui voit sans émoi particulier une femme prendre le pouvoir, qui glissera son doigt sur toutes les surfaces comme sur un écran tactile, «follow, unfollow, supprimer, au suivant, je te like, tu me likes plus». Tu construis des cités imaginaires que tu détruis au gré de tes fantaisies d’archimec dans Minecraft.
Pour toi, la vie est un vaste jeu vidéo où des tireurs fous embusqués enlèvent des vies pour le simple plaisir de jouer. On meurt pour mieux ressusciter. Et même si j’ai toujours interdit les jeux violents à la maison, de même que toutes les armes - sauf les pistolets à eau -, je n’ai de cesse de constater que le moindre film « familial » contient assez de violence pour me clore les yeux.
Je suis la plorine poltronne de la famille, c’est normal. Vous autres, ton beau-père, ton « beau-frère » et toi, êtes capables de regarder Karaté Kid sans vous émouvoir. Moi, je pleure, je m’énerve, j’ai mal au genou pour le petit Black de Detroit, seul à se battre contre de méchants kung-fu chinois. Je vous abandonne souvent devant vos films d’arts martiaux de série B qui vous font rigoler, pour aller faire mes confitures en écoutant du Belafonte. Je vous laisse à votre culture de mecs, qui m’est totalement étrangère et dont je ne suis pas capable de soutenir l’intensité.
La violence me noue les tripes. J’essaie de m’en tenir loin. L’autre jour, j’ai voulu visionner ce film de Tarantino que je n’avais pas vu, Pulp Fiction. Pas toffé dix minutes. Après la première balle tirée par l’acolyte de Travolta, c’était terminé, j’ai demandé à ton beau-père d’éteindre la télé. Même si c’est un bon film, je m’en fiche. Ça me blesse à mort.
De la même façon, j’ai été meurtrie dans ma chair par l’attaque armée contre Pauline Marois mardi soir. Je ne crois pas que la violence surgisse de nulle part, qu’on s’en prenne à une femme première ministre de façon isolée, qu’on ait affaire à un simple désaxé qu’on va enfermer à Pinel et qui pourra ressortir dans trois ans. La violence contre les femmes est multiple, insidieuse, mondiale, historique, et parfois aussi acceptée qu’une burqa noire sous un soleil de plomb un jour de canicule.
Combien d’hommes, mercredi, se sont désolés qu’on ait raté notre première première ministre? Il y en a eu. Mais on ne le saura pas. Comme on n’a jamais su combien d’indécis avaient voté pour le parti de Jean Charest, « malgré tout ». La peur et la haine des femmes, mon fils, sont bien plus grandes que tu ne peux l’imaginer. Et elles font partie de notre lot quotidien. À toutes. Celles dont la tête émerge du troupeau sont plus à risque d’attraper une balle perdue.
Tristement célèbre
En marchant vers l’école, mercredi matin, tu m’as dit : « Mais qu’est-ce que ça change que ce soit une femme? » La veille, tu étais prêt à voter pour Pauline parce que c’est une image rassurante pour un petit garçon de presque neuf ans qu’une grand-mère prenne le pouvoir. Tu n’avais aucune idée qu’on puisse ne pas vouloir voter pour quelqu’un à cause de son sexe. Comme tu ne comprends pas pourquoi il n’y a aucun professeur masculin à ton école…
Tu vois, pour certains mâles dominants ou dominés, ça change tout, une jupe. Ça change leur perception d’eux-mêmes. Le boy’s club à cravates, le club sélect des suits qui se relaient le pouvoir comme on se passe une boîte de cigares au Beaver Club, c’est la norme. Une bonne femme atterrit dans le jeu d’échecs, une reine en plus, et ils deviennent fous.
On s’en serait pris à Françoise David, figure marquante du féminisme au Québec, que je n’en aurais pas été étonnée. C’est menaçant, une féministe, pour un monsieur qui investit toute sa virilité dans son fond de culotte. C’est freudien, j’imagine, la hantise du méchant vagin.
Malheureusement pour Mme Marois, on lui a volé la vedette et sa victoire, qui, à défaut d’être cinglante, demeurera sanglante. Son exploit de devenir la première PM du Québec passera à l’histoire sur un fond rouge plutôt que bleu. Et si quelqu’un doutait que Pauline Marois eût des couilles, elle a prouvé qu’elle avait certainement la place pour les mettre.
Une chose que tu ignores, mon B, c’est que ma grand-mère n’avait pas le droit de vote à la naissance. Et quand elle l’a obtenu, elle votait comme son mari pour ne pas annuler son vote à lui. L’autre chose, c’est que beaucoup de femmes ne votent pas; je pense aux immigrantes, notamment. Et la dernière, c’est que la place d’une femme est encore, en politique, dans l’ombre de son mari, comme Michou et Isabelle, de belles images pour donner du poids à la virilité du chef. Derrière chaque grand homme, on dit qu’il y a une femme, parfois plusieurs.
Give peace a chance
J’ai connu de près la violence des armes à feu. Symboliquement, du moins. Il devait y avoir une dizaine de carabines dans la maison lorsque j’avais ton âge. Je rendrai éternellement responsable un gouvernement qui ne contrôle pas étroitement la possession des armes à feu, M. Harper le premier. Qu’il s’endorme avec ces morts, dont un Blanchette mardi dernier, sur la conscience.
Mme Marois devrait peut-être faire une Gandhi d’elle-même et utiliser les caméras braquées sur son étoile pour condamner l’utilisation des armes à feu de façon concrète. Et pour faire avancer la cause de la violence faite aux femmes. Pour le gibier, le temps de la chasse se limite à quelques semaines par an. Pour les femmes, la chasse est ouverte toute l’année.
Et je ne t’ai pas encore raconté l’incident de Polytechnique, n’ai pas parcouru avec toi la petite place du 6-décembre-1989, 14 monuments discrets que tu ne remarques pas lorsqu’on passe sur le chemin de la Reine-Marie. J’attendrai que tu sois plus vieux pour qu’on regarde ensemble le film de Denis Villeneuve. Cette fois-là, ce sera peut-être toi qui me demanderas d’éteindre la télé.
Ta mamou
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Entendu la journaliste Pascale Navarro, auteure du livre Les femmes en politique changent-elles le monde?, expliquer à Michel C. Auger que Pauline Marois devrait peut-être profiter de son mandat pour faire avancer la cause des femmes. Même l’opposition ne pourrait pas être contre! En effet.
Lu dans le dossier intitulé « Les femmes sont-elles plus morales que les hommes? » (Philosophie magazine, mai 2012), cette citation de l’anthropologue Françoise Héritier : « Dans aucune espèce vivante, les mâles tuent leurs femelles, parce que cela mettrait en péril la reproduction et la survie de l’espèce… sauf chez les hommes. Battre et tuer sa femme n’est donc pas un acte bestial mais bien l’exception du mâle humain! » Aussi, le point de vue du spécialiste en psychologie de l’évolution, Steven Pinker: « L’écrasante majorité des crimes, dans toutes les sociétés humaines, est commise par des hommes. » Et plus les femmes investissent la scène publique, plus elles participent au déclin de la violence dans les pays développés. « Une morale féminine? Le débat n’est pas près d’être tranché. Toujours est-il que, de fait, ces valeurs progressent dans la société. En cela, notre époque brutale, qui voit revenir partout au pouvoir des régimes musclés tandis que se formulent de nouvelles utopies, d’autres mondes, où l’empathie, le soin des vulnérables, l’attention aux autres et à la planète, la coopération, la négociation seraient les valeurs d’avenir. » C’est précisément ce que Mme Marois a tenté de mettre en avant durant sa campagne.
Aimé l’analyse sexuelle que fait la psychanalyste Sophie Cadalen dans Les femmes de pouvoir. Des hommes comme les autres?. Elle y parle abondamment du phallus et du pouvoir, de Freud aussi. Si vous êtes allergique au genre, fuyez. Pour elle, le pouvoir, si aphrodisiaque, n’est pas très différent de l’énergie sexuelle : « Les femmes de pouvoir sont dans cette énergie-là. Elles affirment leur sexualité et se montrent désirantes. Elles pénètrent les marchés ou le monde de la politique. Elles ne sont pas contraintes par leur fonction maternelle qui, elle, accueille, qui, elle, est passive. Les femmes de pouvoir sont un démenti à la nature féminine qui, dans nos imaginaires, ne peut consentir à séparer sexualité et reproduction. Elles déstabilisent la “bonne mère”, latente en chaque femme. » Je l’offrirai à Françoise David, tiens.
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JOBLOG
Vrai viol et fausse couche
J’aurais aimé voir le vrai républicain et candidat au Sénat américain Todd Akin se faire interviewer par le faux anchor Jeff Daniels dans The Newsroom. Rappelons que M. Akin a déclaré le mois dernier qu’en cas de vrai viol (legitimate rape), une femme pouvait bloquer la conception de façon naturelle. Si par hasard elle n’y parvenait pas, elle n’aurait pas le droit d’avorter. Il lui faudrait espérer une fausse couche, j’imagine.
C’est dans ce genre d’entrevue qu’excelle mon présentateur de nouvelles et interviewer préféré, le très viril Will McAvoy (Jeff Daniels). D’ailleurs, Will n’a pas cette mauvaise habitude de nos présentateurs québécois d’avoir un stylo phallique comme objet fétiche à la main. La télésérie qui s’intéresse à la fois aux médias et à la politique s’est terminée la semaine dernière à HBO. J’attends la seconde saison avec impatience.
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Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.