Le (mauvais) rêve américain
Les Américains aiment croire que leur pays, à défaut d’être le plus égalitaire, est celui où l’on peut le mieux naître au bas de l’échelle et quand même en monter les échelons à force de volonté, de travail et de talent. La réalité est malheureusement tout autre.
L’égalité des chances, bien plus que l’égalité des conditions, est au coeur des valeurs collectives que célébreront les Américains lors de leur fête nationale demain. Pour les trois quarts d’entre eux, le « rêve américain » tient en grande partie à cette idée que le talent, l’énergie et la volonté des individus comptent plus dans leurs chances de succès que leurs origines familiales et sociales, révélait un sondage du Pew Charitable Trust de 2009. Plus de 90 % des répondants avaient dit aussi que le fait de travailler fort et d’avoir de l’ambition était soit essentiel, soit très important pour réussir dans la vie.
Mais voilà, presque la moitié (42 %) des Américains qui sont nés dans une famille appartenant au cinquième de la population le plus pauvre sont encore dans ce groupe une fois adultes, selon une étude citée par le New York Times en janvier. Cette proportion grimpe à 65 % si l’on étend son regard aux deux cinquièmes les plus pauvres. Le même phénomène se produit à l’autre bout de l’échelle sociale, 62 % de ceux qui sont nés parmi le cinquième des plus fortunés du pays se trouvant encore dans le groupe des deux cinquièmes les plus riches à l’âge adulte.
Les seuls Américains à présenter une véritable mobilité intergénérationnelle sont ceux qui se trouvent entre ces deux extrêmes, 23 % de ceux nés dans le quintile du milieu y étant toujours à l’âge adulte, alors que 36 % ont progressé dans l’échelle des revenus et que 41 % ont régressé.
Cette performance est, de loin, l’une des plus mauvaises des pays développés, rapporte une récente étude de Miles Corak, professeur de l’Université d’Ottawa. Sur 22 pays du Nord et du Sud, seules l’Italie et la Grande-Bretagne ont de moins bons résultats dans le club des pays riches, les États-Unis se classant non loin du Chili et du Pakistan, et plus près des derniers de classe brésiliens, chinois et péruviens, que du peloton de tête composé des pays d’Europe du Nord et du Canada. Ce dernier fait presque trois fois mieux à ce chapitre que son voisin américain.
La hauteur des marches
La mobilité intergénérationnelle tient à un ensemble de facteurs liés aux ressources financières, culturelles et personnelles de sa famille, mais aussi au mode de fonctionnement de l’économie et aux politiques publiques.
Aux États-Unis, elle pâtit notamment du fait que la pauvreté y est plus profonde et que le filet social y est plus ténu que dans la plupart des autres pays riches. Les écarts de salaires y sont plus élevés aussi entre les diplômés universitaires et les autres travailleurs, alors que le taux de décrochage est plus grand chez les pauvres et que les études universitaires n’ont jamais coûté aussi cher au pays. Le taux de syndicalisation et le salaire minimum sont également moins élevés aux États-Unis, ce qui joue en défaveur des plus bas salariés.
L’un des facteurs explicatifs les plus importants est le niveau d’inégalité des revenus après impôt et transferts publics, disent les experts. Plus l’écart est grand entre riches et pauvres, plus les marches sont hautes pour passer d’un groupe à l’autre.
L’OCDE le rappelait encore, la semaine dernière, dans son Étude économique des États-Unis 2012. « Le niveau élevé des disparités de revenus implique diverses conséquences potentiellement néfastes sur le plan économique [dont] une faible mobilité intergénérationnelle ». Or, « les inégalités de revenus n’ont cessé de se creuser ces 40 dernières années aux États-Unis » au point de se retrouver en ce domaine en queue de peloton du club des pays développés, devançant seulement la Turquie, le Mexique et le Chili.
Pour corriger la situation, l’OCDE recommande, entre autres choses, que le pays procède à « une réforme complète » du financement et du fonctionnement de son système éducatif en ayant notamment en tête l’amélioration du sort des populations les plus vulnérables. « À l’heure actuelle, les États-Unis figurent parmi les trois seuls pays de l’OCDE qui, en moyenne, dépensent moins en faveur des élèves défavorisés qu’en faveur des autres élèves », déplore-t-on. On le presse aussi de renverser cette tendance des 30 dernières années à adopter des réductions d’impôt « qui profitent de manière disproportionnée aux hauts revenus ».
Un grand coup de barre en faveur du relèvement de la mobilité intergénérationnelle aux États-Unis est essentiel sans quoi le pays y perdra son âme, entend-on dire, plus seulement à gauche, mais aussi, depuis peu, à droite. La situation est d’ailleurs probablement encore plus grave qu’on ne le pense, préviennent des observateurs. La plupart des études qu’on cite se basent en effet sur le cas d’Américains nés avant les années 70. Depuis, presque tous les facteurs de risque - comme les écarts de revenus, le nombre de familles monoparentales, le niveau de formation et la santé des populations défavorisées ou les taux d’incarcération - se sont dégradés.