Les lieux que l’on porte en soi

Né en 1980, Mahigan Lepage a grandi en Gaspésie, avant d’habiter en Outaouais et dans le Bas-Saint-Laurent
Photo: Pedro Ruiz - Le Devoir Né en 1980, Mahigan Lepage a grandi en Gaspésie, avant d’habiter en Outaouais et dans le Bas-Saint-Laurent

J’ai plongé dans ce livre comme on plonge dans l’inconnu. Aucun repère. Aucune attente non plus. Coulées : le titre m’intriguait. Le nom de l’auteur, Mahigan Lepage, ne me disait rien. On verrait bien.

Parfois, dans ce genre d’expérience, on est vite déçu. Le courant ne passe pas. On persiste un peu pour la forme, au cas où, mais le coeur n’y est plus. On regarde déjà ailleurs.


Qu’est-ce qui fait qu’un livre nous porte, nous transporte ? Qu’est-ce qui fait qu’on s’accroche ? Dès les premières phrases de Coulées, quelque chose s’est produit. Une sorte de glissement. De ravissement. Je n’étais plus là, dans la réalité, je n’étais plus moi. J’étais dans la réalité du livre, j’étais le livre.


Cette façon d’établir un climat, tout de suite. De rendre les lieux vivants. De faire s’interpénétrer les lieux et les sentiments qu’ils provoquent, les souvenirs qu’ils évoquent. Ce va-et-vient constant, ensuite, entre l’espace extérieur et intérieur. Entre le plus grand que soi et l’intime.


Ce mouvement continuel, autant dans la trame comme telle que dans l’écriture elle-même. Ce déplacement perpétuel. Cette route qu’on avale, ces paysages qui défilent. Et cette minutie dans la description. Ces images qui s’imprègnent.


Cent pages à peine, au total. Mais un monde en soi. Et surtout, une voix.


Rien de tape-à-l’oeil, de tonitruant. Parfois, même, quelque chose qui ressemble à l’ennui. Ou plutôt, au flottement ressenti quand on voyage et que le paysage n’en finit plus de se déployer autour de soi. On était curieux au début, à l’affût ; les images en viennent à défiler à notre insu, on se laisse porter, transporter.


Coulées rassemble trois récits. Liés les uns aux autres. Et liés chacun à un lieu précis. On est d’abord en Gaspésie, puis en Outaouais, puis dans le Bas-Saint-Laurent. On est d’abord dans l’enfance, puis au début de l’adolescence, puis à la fin de l’adolescence.


D’abord, la Gaspésie, sa rivière Patapédia, ses plateaux, ses villages, ses rangs. Et au bout d’un rang, Pin rouge. À huit ans. Alors que les parents, ex-jeunes aux cheveux longs qui avaient participé au mouvement du retour à la terre amorcé dans les années 1970, viennent de se séparer.


Le monde qui s’écroule. Le monde divisé en deux : avant, après. Avant, après la séparation. Impossible de revenir en arrière. La famille est disloquée, c’est l’écartèlement.


L’écartèlement à huit ans. Le car, seul, en partance de Rimouski où vivent la mère et la soeur, pour retourner chez soi, avec le père, à Pin rouge. « Le trajet aura été un intervalle douloureux de vide et de solitude entre deux parents, entre deux embrassades. »


Puis, l’Outaouais, sa rivière du même nom, ses forêts, ses usines. Au début de l’adolescence. « C’était pour moi un pays noir, dur et sale, toxique. Et c’est ainsi que je vois la rivière des Outaouais : flot repoussant et opaque, tumulte brassant les humeurs et les ténèbres de mes années d’errance adolescente - une grande coulée de noir, où j’ai failli sombrer. »


C’est l’isolement. Le désoeuvrement. La révolte. L’incommunicabilité avec le père. « Plus rien ici ne devait rappeler le monde ancien, le monde des Plateaux, le temps d’avant que tout n’éclate. »


Sentiment d’étrangeté dans sa propre maison. Sentiment de vivre dans une prison. Drogue à répétition. Autodestruction. Peur. Soumission au copain plus frondeur.


Ce copain, surnommé Peanut, qui finira accro à l’héroïne. « Et si je n’avais pas assez vite quitté l’Outaouais, si j’avais accompagné Peanut en d’autres dérives, si je l’avais suivi jusqu’au bout de la nuit, sans doute la grande coulée de noir m’aurait à jamais emporté. »


Puis, le Bas-Saint-Laurent, son fleuve. Le bleu du ciel. Le Bic, Rimouski. Chez la mère. Jusqu’à la fin de l’adolescence. La chaleur humaine, la camaraderie, les découvertes littéraires. L’ouverture, enfin.


La grande originalité de Coulées est dans l’entrelacement. Entre l’exploration du territoire, la topographie des lieux et la plongée dans la vie passée du narrateur. Un narrateur prénommé Mahigan. Et dont le nom de famille est Lepage.


Mahigan Lepage, né en 1980. Qui a grandi en Gaspésie, a habité en Outaouais et dans le Bas-Saint-Laurent. Tel qu’indiqué en quatrième de couverture de Coulées.


Au-delà de la démarche autobiographique, des recoupements, c’est bien d’écriture qu’il s’agit. De connexion entre la narration, l’organisation du texte et le style. Ce qu’on appelle le style, et qui est si difficile à définir. À trouver.


Ça demande du temps, de la pratique. Et on sent bien qu’il n’y a rien d’improvisé, de « garroché » dans Coulées. Tout n’est pas remarquable. Quelques banalités. Mais au final ça coule, c’est le cas de le dire.


Une voix de poète. C’est ce que j’entendais tandis que je lisais. Sans savoir. Sans savoir que poète, Mahigan Lepage l’était. Sans savoir qu’il recevrait, quelques jours plus tard, le prix Émile-Nelligan pour son recueil Relief.

À voir en vidéo